- Antimythe
Des sommes considérables sont investies par Google dans la promotion du transhumanisme. Ce mouvement philosophique et culturel, porté par des apprentis sorciers désireux de dépasser les règles de la biologie à l’ aide de l’ intelligence artificielle, de la robotique et des nanotechnologies, vise à prolonger (indéfiniment ?) la durée de notre existence et à en améliorer les conditions en s’ affranchissant de la nature.
Ils font valoir que l’ homme bionique est déjà une réalité plus qu’ un concept : prothèses diverses dont certaines pilotées par le cerveau, phakectomie, pace-makers, transplantations …
Ces progrès, certes remarquables, ne prolongent que peu la vie en regard de l’ immortalité recherchée. Sauver un patient par l’ implantation d’ un stent coronaire ne l’ empêchera pas de mourir quelques années plus tard d’ un cancer ou de développer une démence.
De plus, si, depuis un siècle, l’ espérance de vie dans les pays développés ne cesse d’ augmenter grâce à la science médicale, nombre de personnes âgées vivent plus longtemps malades, mettant à l’ épreuve l’ éthique et l’ économie.
Le transhumanisme est incompatible avec l’ égalité
Surtout, le transhumanisme est incompatible avec l’ égalité entre les êtres qu’ il entend promouvoir.
A supposer que la vie soit prolongée à 200 ans voire plus, il ne ferait qu’ aggraver les inégalités existantes en ne profitant qu’ à un nombre limité d’ « heureux élus » riches ou puissants. Que feraient-ils de tant d’ années supplémentaires sinon continuer d’ être ce qu’ ils sont et de faire ce qu’ ils font ? Quand bien même davantage d’ individus vivraient très longtemps en bonne santé physique et psychique, à quoi cela servirait-il ?
Comment justifier une telle démarche dans une planète déjà surpeuplée alors que des millions d’ enfants souffrent de malnutrition ou de retard de croissance ? (1).
On est en droit de suspecter que l’ idéal contestable du transhumanisme est animé par un désir de gloire et par d’ énormes intérêts financiers plus que par un souci philanthropique.
Selon son origine, ses croyances, ses conditions matérielles, son intelligence, son niveau de culture, chacun trouve (ou ne trouve pas) à sa vie un sens et/ou une valeur. Encore convient-il de s’ entendre sur la signification du premier et de la seconde. Pour le philosophe français André Comte-Sponville (né en 1952), « le sens est l’ objet d’ une compréhension ou d’ une interprétation. La valeur, l’ objet d’ une évaluation, d’ un désir ou d’ un amour. Le problème n’ est pas de savoir si la vie a un sens, mais si nous l’ aimons assez pour qu’ elle vaille la peine d’ être vécue » (2).
C’ est peut-être dans sa propre finitude que chaque existence trouve sa valeur même si la majorité des gens souhaitent la prolonger, sans forcément savoir qu’ en faire, se contentant d’ en jouir.
« Aux âmes bien nées la valeur n’ attend point le nombre des années » (Corneille, 1606-1684).
Combien d’ artistes n’ ont-ils pas enrichi magistralement notre patrimoine culturel en moins de 40 ans de vie (Raphaël 37 ans, Schubert 35 ans, Mendelssohn 38 ans, Chopin 39 ans, Rimbaud 37 ans) ?
Mozart (1756-1791) n’ a vécu que 35 ans et a tout donné en un universel héritage. Moins de trois mois avant sa mort, occupé à son sublime Requiem il écrit, en italien, une lettre émouvante à Lorenzo da Ponte, son librettiste : « Très cher Monsieur, Je voudrais suivre votre conseil, mais comment y parvenir ? J’ ai la tête perdue, je suis à bout de forces et ne puis chasser de mes yeux l’ image de cet inconnu. Je le vois continuellement qui me prie, me sollicite et me réclame impatiemment mon travail. Je continue, parce que la composition me fatigue moins que le repos. … Je suis sur le point d’ expirer. J’ ai fini avant d’ avoir joui de mon talent. La vie, pourtant, était belle, la carrière s’ ouvrait sous des auspices tellement fortunés ! Mais on ne peut pas changer son propre destin. Nul ne mesure ses propres jours ; il faut se résigner : il en sera ce qu’ il plaira à la Providence. Je termine : c’ est mon chant funèbre et je ne dois pas le laisser imparfait » (3).
Etymologiquement, transhumanisme signifie au-delà de l’ humain, ce qui sous-entend que ce dernier, physiquement et intellectuellement « augmenté » vivrait plus longtemps et mieux.
Mais le préfixe issu du latin trans peut donner lieu à une autre interprétation : au-delà, donc post mortem.
Des entreprises de recyclage ont compris qu’ un cadavre pouvait être « augmenté » par sa valeur marchande. « Le commerce de tissus tels que les tendons, la peau, le cartilage, les os ou une partie de l’ aorte en guise de substitut de valve cardiaque est en plein essor » (4). Mais il y a plus. Parmi les cendres des corps incinérés sont recueillis les métaux des implants dentaires et de différentes prothèses, en particulier orthopédiques : or, titane, chrome, molybdène, cobalt, palladium et platine.
On imagine le développement que connaîtrait ce commerce si d’ aventure les adeptes du transhumanisme accomplissaient leur rêve de faire jouer aux humains les prolongations, à moins que l’ homme bionique devenu éternel ne vienne tarir cette source lucrative !
Chacun se réalise dans son évolution
C’ est dans son évolution, de la naissance à la mort, que chacun se réalise. On ne pense ni n’ agit à 30 ans comme à 50 ou à 80.
« Si, à 15 ans, on gaspille ses énergies, c’ est parce que l’ on n’ a pas conscience du temps limitatif. A partir de 35 ans, cette conscience conduit l’ homme qui progresse à envisager l’ au-delà de son temps de vie comme l’ au-delà de son espace terrestre » (5).
A la découverte sensorielle et sexuelle de l’ enfant succèdent la formation de l’ ego de l’ adolescent puis la définition de la personne dans la société, sa réalisation créative, son apprentissage de l’ indépendance et des valeurs pour en arriver à 70 ans et au-delà à une réflexion plus métaphysique.
La vieillesse apporte cet avantage (est-ce le seul ?) de permettre d’ aller à l’ essentiel, d’ opérer la synthèse d’ une existence et d’ apprendre le détachement des biens matériels. Que l’ opération se fasse à 80 ou 100 ans n’ a guère d’ importance mais la perspective de la mort lui confère toute sa signification. Nombre d’ individus, fauchés dans l’ enfance ou la fleur de l’ âge par une injustice transcendante, n’ ont pas cette chance.
Qu’ adviendrait-il de cette évolution rythmée par sa finitude si la vie était longuement voire indéfiniment prolongée ?
Le souvenir d’ êtres proches, le désir non satisfait d’ en rencontrer d’ autres, disparus il y a plus ou moins longtemps, fait souvent dire : « Ah ! S’ il (ou elle) était encore là ! Si j’ avais pu le (ou la) connaître ! »
L’ hypothétique achèvement du transhumanisme ne manquerait pas de bouleverser ce trouble sentiment de nostalgie, alchimie de douce reconnaissance, de manque, de regrets, de remords.
La nature n’ est ni bonne ni mauvaise. Les médecins ont appris à travailler tantôt avec elle, tantôt contre elle, cherchant alors à corriger ses erreurs. Vouloir la dominer apparaît illusoire. Un certain virus couronné vient d’ en apporter la dramatique démonstration, dévoilant de surcroît toute la gamme des comportements de l’ humanité et les aberrations économiques du monde occidental.
Dans la mythologie grecque, Némésis, déesse de la juste colère, punissait les mortels frappés de mégalomanie (ὕβρις en grec). La démesure du projet transhumaniste pourrait recevoir sa punition par la création, à supposer qu’ elle y parvienne un jour, de personnages robotisés encombrant plus longtemps la planète et dénués de cette fragilité qui donne à la vie simplement humaine toute sa valeur.
Pr Jean Jacques Perrenoud, jean-jacques.perrenoud@unige.ch
Cardiologue FMH
Chemin Thury 12, 1206 Genève
1. Pittet A, Avril N. Quand le manque d’ assiettes rend malade : une perspective
humanitaire sur la malnutrition. Rev Med Suisse 2020 ; 16 : 228-9.
2. Comte-Sponville A. Le Sexe ni la mort. Editions Albin Michel, Paris, 2012.
3. Ghéon H. Promenades avec Mozart. Editions Desclée de Brouwer, Paris, 1932.
4. Taverna E. Matière première humaine. Bulletin des Médecins Suisses 2018 ;
99 : 1598.
5. Brulard M. La Graphologie dynamique. Presses Académiques Francophones, 2018.