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Une crise des opiacés nous menace-t-elle aussi en Suisse ? (2ème partie)

L’ utilisation des opioïdes du point de vue des spécialistes de la douleur

La crise des opiacés aux États-Unis a culminé en 2015 par une forte augmentation de la dépendance aux opioïdes et des décès qui en découlent. Le marketing agressif de certaines sociétés pharmaceutiques, utilisant une stratégie banalisant les opiacés, a conduit à la prescription d’ opioïdes à action rapide à une plus large population de patients. Dans la première partie de cet article (1), l’ importance de la thérapie aux opiacés et l’ approche rationnelle et pratique de la thérapie analgésique aux opiacés ont été discutées de manière critique par rapport aux conditions suisses. Dans la deuxième partie, les opiacés autorisés dans ce pays sont présentés, des réflexions sur la sécurité des opioïdes en Suisse sont exposées et la question initiale à propos d’ une crise imminente des opioïdes en Suisse est abordée en détail.



En vue d’ une utilisation appropriée des opioïdes, évitant une prescription excessive, mais aussi la rétention non raisonnable d’ opiacés, il est utile de connaître les substances actives actuellement disponibles en Suisse (box 1).

La Suisse est-elle aujourd’ hui menacée par une crise des opiacés, analogue à celle des États-Unis ?

Pour anticiper la réponse : nous ne le savons pas, mais en tant que spécialistes de la douleur, nous avons la possibilité d’ empêcher cela.
La prescription et l’ utilisation d’ opiacés ont également augmenté de façon spectaculaire en Suisse ces dernières années (2). Cela correspond à ce qui se passe dans d’ autres pays européens. Les indications pour lesquelles les opiacés sont aujourd’ hui de plus en plus souvent prescrits sont également des affections douloureuses non tumorales en Suisse, bien que le rapport risques/bénéfices ne soit pas toujours positif. Entre 2006 et 2013, la prescription d’ opioïdes faibles pour 100 000 personnes en Suisse a augmenté de 13 % et de 121 % pour les opioïdes forts. Parmi ces derniers, le fentanyl était le plus utilisé, avec une augmentation de 91 % entre 2006 et 2013, suivi de la buprénorphine et de l’ oxycodone. L’ augmentation proportionnelle la plus importante de la consommation en équivalents de morphine pour 100 000 personnes a été enregistrée pour la méthadone (+ 1414 %) et l’ oxycodone (+ 313%). Il existe de fortes différences géographiques entre les différents cantons. A Fribourg, par exemple, qui est en tête, la prescription d’ opioïdes forts a augmenté de 270 % pendant cette période, dans le canton du Jura de 260 %, à Bâle-Ville de 219 %, à Uri de 220 % et à Schaffhouse de 201 % (2). Par ailleurs, la prescription d’ analgésiques non opiacés a également augmenté rapidement au cours de cette période : en Suisse, la prescription de métamizole, par exemple, a augmenté de 324 % et celle des AINS de 124 %. Il est inquiétant de constater que les formes galéniques à courte durée d’ action telles que les formulations orales (+ 509 %) ou sublinguales (+ 301 %) ont été prescrites plus fréquemment pour les opioïdes.
En comparaison, au cours des 20 dernières années, la prescription d’ opioïdes forts a été multipliée par 14 aux États-Unis. Cela s’ est accompagné d’ un risque accru de surdoses accidentelles. En Europe, cela a été moins évident et le risque de devenir dépendant de la prescription chronique d’ opioïdes est considéré comme faible dans ce pays (3). La principale exception concerne les surdoses de fentanyl, qui sont plus souvent responsables de décès en Europe (orientale). Aux États-Unis, il s’ agissait principalement de combinaisons d’ oxycodone ou d’ hydrocodone et d’ alprazolam. Les décès enregistrés dans les statistiques sur la crise des opioïdes aux États-Unis étaient dans 75 % des cas une combinaison d’ opioïdes avec des sédatifs tels que l’ alcool, les benzodiazépines ou les antihistaminiques. En Europe, la crise des opiacés est également perçue comme un phénomène de misère économique dans les zones désindustrialisées des États-Unis (4).
Dans ce contexte, il convient de différencier précisément si la dépendance et l’ overdose ont été créées et enregistrées par la consommation de drogues illicites ou dans le cadre d’ une thérapie de la douleur. En Europe, l’ héroïne est utilisée comme drogue par 80 % des clients qui entrent en traitement de sevrage. Viennent ensuite la méthadone (8 %), la buprénorphine (5 %), le fentanyl (0,3 %) et d’ autres opioïdes (7 %) (5). L’ héroïne n’ occupe pas une place importante dans le traitement de la douleur en Europe, on peut donc supposer que la majorité des addictions se produisent dans le cadre d’ un abus illégal plutôt que d’ un traitement de la douleur.
Cependant, il est clair que les opioïdes à action particulièrement rapide comme l’ oxycodone ou la préparation de suivi Oxycontin, qui en plus d’ un soulagement rapide de la douleur activent également plus fortement le centre de récompense central, sont plus susceptibles de provoquer une dépendance que les préparations retardées – même le Dr House, qui devrait mieux le savoir, a été touché par cela. L’ oxycodone a été utilisé pour la premièrefois dans la thérapie de la douleur en 1919. En Europe, la substance a été rapidement réglementée, disponible uniquement sur prescription de stupéfiants et, dans l’ intervalle, même retirée du marché en raison d’ un risque accru de dépendance. Aux États-Unis, en revanche, l’ oxycodone a été mis sur le marché sans interruption, suivi de la préparation de la famille Sackler, l’ Oxycontin. Son potentiel de dépendance a été banalisé et la substance a fait l’ objet d’ une publicité intensive, et des sommes énormes ont été dépensées en publicité active et en dons aux médecins prescripteurs. Entre son lancement sur le marché en 1996 et l’ an 2000, sa prescription avait déjà été multipliée par 18. Et les toxicomanes ont découvert que la substance pouvait également être utilisée par voie intraveineuse sous forme moulue au pilon – ce qui a entraîné de nombreuses intoxications et décès accidentels. En Suisse, les antécédents de toxicomanie positifs constituent donc l’ une des contre-indications à l’ utilisation des opioïdes, telles que définies par les lignes directrices. Après le scandale qui a entouré la société Purdue et les peines record qu’ elle a encourues pour la commercialisation illégale de l’ Oxycontin, il est peu probable que les mêmes erreurs soient commises en Europe (6). Pour des raisons réglementaires uniquement, une pratique de commercialisation similaire serait impossible chez nous.
Malheureusement, nous lisons actuellement un flot de commentaires de thérapeutes plus ou moins bien versés dans la thérapie de la douleur, selon lesquels les opioïdes sont dangereux, responsables d’ une vague de décès évitables et que cette classe de substances devrait être complètement interdite. Il est frappant de constater que ces commentaires proviennent souvent de thérapeutes qui travaillent dans le domaine de la médecine alternative et font ainsi la promotion de leurs services et/ou ont peu à voir avec le traitement des patients souffrant de douleurs chroniques et graves. Voici une comparaison simple : les antibiotiques, les benzodiazépines ou l’ insuline sont des médicaments précieux, pour autant qu’ ils soient utilisés de manière ciblée, bien dosés et conformément aux directives thérapeutiques en vigueur. Si elles sont utilisées en trop grande quantité ou de manière non critique, ces substances sont dangereuses – pourtant, personne ne prétendrait que ces substances sont si risquées ou nocives qu’ elles ne devraient plus être utilisées. Il en va de même pour les opioïdes : cette classe de substances est efficace et, si elles sont utilisées avec habileté (ce qui nécessite à la fois un médecin et un patient informés), les risques sont limités.

Un cas particulier fréquent : le traitement analgésique du patient âgé

Cette situation présente de grands défis pour le thérapeute de la douleur. Pour des raisons démographiques, de plus en plus de patients âgés viennent nous voir pour une thérapie contre la douleur. Les analgésiques non opiacés sont souvent contre-indiqués chez les personnes âgées ou leur utilisation à long terme dans le traitement de la douleur chronique n’ a pas été étudiée. Un aperçu de l’ utilisation et des risques des analgésiques non opiacés chez les patients gériatriques se trouve sous (7).
Les opioïdes sont utilisés avec de larges preuves, en particulier chez les personnes âgées atteintes de cancer. Cependant, les attentes des patients à l’ égard de leur thérapie antidouleur semblent changer : Aujourd’ hui, un mode de vie actif avec la possibilité de participer à la vie sociale est plus important que jamais. De nombreux patients en Europe sont donc plus susceptibles de faire des concessions concernant leur douleur en faveur du maintien de la fonctionnalité. Les systèmes transdermiques de fentanyl ou de buprénorphine pour couper la douleur sont souvent préférés par ces patients.
Dans le traitement des douleurs non cancéreuses, il y a un manque d’ études à long terme sur les opioïdes chez les patients gériatriques. La sécurité et la tolérance doivent être assurées par un titrage individuel et un contrôle régulier des fonctions hépatiques et rénales. La douleur neuropathique nécessite généralement des doses d’ opioïdes plus élevées que la douleur nociceptive et, en particulier, la douleur neuropathique semble bien répondre à la buprénorphine. La buprénorphine est le seul opioïde qui ne soit pas limité par une fonction rénale réduite, de sorte que cette substance est préférée dans la population des patients gériatriques. Pour les autres opioïdes, il peut être nécessaire de réduire les doses et de les diviser en plusieurs doses individuelles.
Opioïdes et dépression respiratoire : les opioïdes doivent être utilisés avec prudence et retenue, en particulier chez les patients dont la réserve pulmonaire est limitée ou chez ceux qui prennent plusieurs substances qui sont des dépresseurs du système nerveux central. Là aussi, les systèmes transdermiques présentent des avantages (8).

La sécurité des opiacés en Suisse

Le fait que la crise des opiacés ait pu se développer aux États-Unis est un fait triste mais rétrospectivement compréhensible. La question est de savoir ce que nous pouvons apprendre de l’ expérience acquise et empêcher que la même chose ne se reproduise en Suisse. Prenons trois positions à ce sujet : Celles du médecin, du patient et du législateur.

Que peut faire le médecin pour éviter qu’ un trop grand nombre d’ opioïdes soit prescrit ?

Le médecin informé définit de manière étroite l’ indication des opioïdes, c’ est-à-dire en fonction des recommandations thérapeutiques valables et après avoir épuisé toutes les options disponibles et raisonnables, qui comprennent des thérapies pharmacologiques et non pharmacologiques. Il convient avec le patient des objectifs thérapeutiques clairs et réalisables et des consultations régulières de réévaluation. Les préparations de type retard, qui sont prises selon un régime de dosage fixe, sont préférables aux galéniques à action rapide. Ces médicaments doivent être réservés pour les pics de douleur. Le patient doit être informé en détail des effets indésirables et des risques potentiels, y compris le risque d’ accoutumance. Il convient de prendre contact avec les autres médecins qui traitent le patient et de se mettre d’ accord sur le responsable de la pharmacothérapie.

Que peut faire le patient pour éviter de devenir dépendant ?

Il est important que les objectifs du traitement soient convenus au début du traitement, si possible par écrit. Si le traitement alors effectué n’ atteint pas l’ objectif visé – par exemple, les opioïdes utilisés ne soulagent pas suffisamment la douleur – un nouveau régime de traitement doit être appliqué.
Le patient doit avoir des attentes réalistes en matière de thérapie – dans le cas de troubles douloureux sévères de longue durée, l’ absence totale de douleur est un objectif irréaliste. La réduction de la douleur, l’ amélioration de la fonctionnalité ou parfois simplement une meilleure gestion de la douleur sont souvent des objectifs réalistes.
En outre, le patient ne peut pas obtenir de médicaments dans différents endroits, ni se voir prescrire des médicaments par plusieurs médecins. Le médecin traitant doit être informé précisément des personnes qui ont participé à la thérapie jusqu’ à présent et des mesures qui ont été prises. Une communication ouverte et une relation patient/médecin intacte sont obligatoires.
Et, ce qui devrait aller de soi, le patient ne doit pas consommer de substances illégales en plus. Le praticien doit également être informé sur la consommation de cannabis.

Que peut faire le législateur pour garantir que les opioïdes ne soient pas trop prescrits ?

La prescription d’ opiacés en Suisse est clairement réglementée et trouve un équilibre optimal entre une prescription contrôlée et une disponibilité facile à des fins médicales. Il serait plus facile de stocker les données du patient sur une carte, indiquant ce qui a déjà été prescrit au patient dans chaque cas individuel et par qui – non seulement en ce qui concerne les opioïdes, mais aussi d’ autres substances éventuellement en interaction que le prescripteur devrait connaître. Une transparence accrue pourrait conduire à une amélioration de la sécurité des médicaments et donc de la sécurité des patients. Les pharmaciens et les assureurs travaillent depuis longtemps sur des solutions appropriées, qui n’ ont pas encore été mises en œuvre, principalement pour des raisons de protection des données.

Cet article est une traduction de « der informierte arzt » 06_2020

Copyright Aerzteverlag medinfo AG

Dr. med. Antje Heck

Fachärztin für Klinische Pharmakologie und Toxikologie FMH
Fachärztin für Anästhesie FMH, Schmerzspezialistin SGSS
Leiterin Sprechstunde Medikamente in Schwangerschaft und Stillzeit
Oberärztin Psychiatrische Klinik Königsfelden
Postfach 432
5201 Brugg

antje.heck@pdag.ch

Prof. Dr. med. Eli Alon

Facharzt für Anästhesiologie FMH, Schmerzspezialist SGSS
Professor für Anästhesiologie und Schmerzmedizin an der
Universität Zürich
Praxis für Schmerztherapie
Arzthaus Zürich City
Lintheschergasse 3
8001 Zürich

eli.alon@arzthaus.ch

Les auteurs ont déclaré qu’  ils n’  ont aucun conflit d’  intérêt en rapport avec cet article.

  • Les opioïdes jouent un rôle indispensable dans la thérapie moderne et multimodale de la douleur.
  • La peur n’ est pas de mise dans le traitement aux opiacés – un respect sain du prescripteur d’ opiacés est cependant approprié.
  • Un diagnostic ciblé, la maîtrise de l’ arsenal pharmacologique, un traitement conforme aux recommandations thérapeutiques et la définition d’ objectifs thérapeutiques contraignants sont autant de conditions préalables à la réussite du traitement des patients souffrant de douleurs chroniques. Il importe aussi de tirer pleinement parti des options de traitement non pharmacologiques, telles que la psychothérapie, la physiothérapie et les méthodes physiques.
  • De même, les analgésiques non opiacés et les co-analgésiques tels que les médicaments antiépileptiques et les antidépresseurs contribuent à minimiser le besoin d’ opiacés. Ici aussi, le principe est le suivant : autant que nécessaire, aussi peu que possible.
  • La fonctionnalité et la qualité de vie du patient font l’ objet d’ au moins autant d’ attention que la réduction de la douleur.
  • Des contrôles réguliers avec une surveillance étroite du patient informé sont une condition préalable pour prévenir le risque d’ utilisation incontrôlée des opioïdes, avec les conséquences correspondantes, comme l’ a démontré la crise des opioïdes aux États-Unis.

1. Heck A, Alon E: Einsatz von Opioiden aus der Sicht des Schmerztherapeuten
(Teil 1). Der informierte arzt 2020;10(4):10-12
2. Wertli M et al: Changes over time in prescription practices of pain medications in Switzerland between 2006 and 2013: an analysis of insurance claims. BMC Health Serv Res. 2017 Feb 27;17(1):167
3. Hess B et al: Relevance and Application if Opioids in the Treatment of Chronic Pain in Switzerland- a National Survey. PRAXIS 2015;104 (11):557-63
4. Daniel Ryser 16.10.2018. Wir haben keine Opioid- Krise. Wir haben eine Krise der Ignoranz. Republik.ch
5. INCP Annual Report 2018
6. Zeit online: Oxycontin. Die Pillendreher. Nr 49/ 2017
7. Heck A, Alon E: Nicht-Opioid-Analgetika in der Geriatrie. Der Informierte Arzt 2019;9(9):33-37
8. Pergolizzi J et al: Opioids and the management of chronic severe pain in the elderly: consensus statement of an International Expert Panel with focus on the six clinically most often used World Health Organization Step III opioids (buprenorphine, fentanyl, hydromorphone, methadone, morphine, oxycodone). Pain Pract. 2008 Jul-Aug;8(4):287-313.