Point de vue

Esculape guérissait les uns par sa parole enchantée, les autres par des médicaments (Pindare, 518-428 av. J.-C.)

Les dix Commandements

En dépit de vents contraires soufflés par diverses instances politiques, assurancielles ou administratives traitant l’ homme de l’ art de fournisseur de prestations, le métier de médecin n’ est comparable à aucun autre pour deux raisons.



La première tient à cette simple question que pose généralement l’ entourage d’ une personne prise d’ un malaise : « Y a-t-il un docteur ? » Et non pas un curé, un diplomate, un avocat ou un économiste.
Le Professeur Pierre-Bernard Schneider (1916-2005), ancien directeur de la Policlinique psychiatrique universitaire de Lausanne, ne manquait pas d’ attirer l’ attention de ses étudiants (dont l’ auteur de ces lignes) sur la permanence d’ un « état-fonction » lié au statut de médecin, le rendant disponible en tout lieu et en toute circonstance, source d’ une possible angoisse qu’ il percevait chez certains de ses confrères.
La seconde raison réside dans cette permission unique qu’  a le médecin d’ inviter, en tout bien tout honneur, un individu à se déshabiller sans contestation de sa part.
Ce formidable et étrange pouvoir impose au praticien, qui doit toujours s’ en monter digne, plus de devoirs qu’ il ne lui donne de droits. Mais il lui confère aussi une légitime autorité sur la conduite des examens et des traitements qu’ il propose quand fleurissent les antiennes sur le partenariat médecin-malade, le patient acteur de ses soins et les compétences que ce nouveau statut exige de lui.

Évolution vers une médecine approximative ?

L’ ère du paternalisme médical apparaît révolue et chacun mérite d’ être informé clairement et simplement des enjeux du projet thérapeutique qui le concerne, mais attention à ne pas inverser les rôles.
D’ abord (faut-il le rappeler ?), l’ homme de l’ art en sait plus que les patients, même si ces derniers recherchent sur Internet des informations, souvent incomplètes ou mal comprises, qui ne facilitent pas forcément le dialogue avec le thérapeute.
Ensuite, même si cela choque le politiquement correct, le patient se trouve en situation de relative infériorité simplement parce qu’ étant (ou se croyant) physiquement ou psychiquement malade, il vient demander l’ aide de qui, supposé sain, possède la connaissance. De plus, le niveau intellectuel et culturel variable d’ une personne à l’ autre conditionne sa capacité de compréhension, encore modulée par la composante émotionnelle. De sorte que devant l’ alternative de la chimiothérapie ou de la chirurgie pour un cancer, de l’ angioplastie coronaire ou des médicaments pour une cardiopathie, ce n’ est pas être paternaliste que de conseiller un malade, lequel demeure libre de son choix. Le praticien ne peut se défausser sur lui au prétexte que toutes les explications ayant été fournies, c’ est à lui qu’ incombe la décision (« Mais c’ est vous le docteur ! ») pas plus d’ ailleurs que les préférences du second ne doivent infléchir les convictions du premier.
« Mais si nous ne nous raccrochons pas aux données objectives à disposition et que les préférences de nos patients prennent le pas sur les connaissances, nous évoluons vers une médecine approximative, certainement délétère » (1).

Finance-based medicine et médecine personnalisée

Le corps médical se heurte quotidiennement à plusieurs écueils : des charges administratives aussi lourdes que souvent inutiles (2) auxquelles l’ informatique n’ est pas étrangère, une littérature médicale pléthorique dont beaucoup de productions n’ ont d’ autre intérêt que celui de promouvoir la carrière de celles ou ceux qui les commettent et enfin le dogmatisme de l’ Evidence-Based Medicine (EBM) devenue, par l’ industrie, finance-based medicine (3).
« Des milliers de scientifiques publient un article tous les cinq jours » (4). Or avant de publier, la première question à se poser ne devrait-elle pas être celle de savoir si on a quelque chose d’ intelligent et de nouveau à dire ? Le chant des sirènes de la publication et de la notoriété a rendu même les prestigieux Lancet et
New England Journal of Medicine victimes collatérales du « virus à couronne » (5, 6).
La médecine fondée sur les preuves, dont certaines sont relatives (comme l’ est généralement le pourcentage exprimant le résultat d’ un essai clinique) ou diffèrent d’ un continent à l’ autre, a montré ses limites au niveau individuel. Elle « n’ évite toutefois que partiellement les fausses preuves et dissimule des risques de mauvaise prise en charge des patients en raison d’ une marginalisation croissante de l’ empirisme et du bon sens » (7). Son orthodoxie appliquée à la population gériatrique aux multiples pathologies ne peut que générer une dangereuse polymédication. 10% des hospitalisations sont dues à des effets secondaires dont le cinquième résulte d’ inter-
actions médicamenteuses (8).
Les directives en vigueur représentent le « prêt-à-porter » pour des sujets souffrant d’ une ou deux affections. Au-delà, le « sur-mesure » s’ impose et le thérapeute doit pouvoir les enfreindre en réalisant un modèle de traitement individuel par la synthèse de son savoir, de son expérience et du bon sens. Ce dernier et un peu de physiopathologie suffisaient, par exemple, à prédire que la valeur cible préconisée dans le traitement de l’ HTA devrait être plus élevée au-delà de 75 ans qu’ en deçà, ce que de nombreuses études n’ ont fait que démontrer au cours des ans.
L’ abstention, certes plus anxiogène que l’ activisme investigateur ou thérapeutique, peut se révéler bénéfique.
C’ est là que se situe médecine dite personnalisée, bien avant l’ identification, par la génétique, du profil de chaque individu ou le recours aux techniques de pointe.

La transmission directe de l’ art médical

A l’ hôpital surtout, mais aussi en cabinet, le praticien a la mission d’ instruire, auprès du malade, ses jeunes confrères.
Ecouter un chef, un patron reprendre l’ anamnèse, trouver les mots justes dictés par son expérience et son intuition, l’ observer refaire finement son propre examen puis choisir la technique propre à asseoir son diagnostic, à l’ exemple magistral du Professeur Edouard Jéquier-Doge (1907-1988), ancien directeur de la Policlinique médicale universitaire de Lausanne, voilà qui dépasse les algorithmes dont l’ utilité s’ avère inversement proportionnelle à la complexité d’ une situation médicale. Cette méthode ancestrale possède la double vertu d’ éveiller la réflexion et d’ apprendre le respect dû aux aînés.
Les moyens d’ enseignement disponibles (conférences, colloques, ateliers, formation en ligne, jeux de rôles), certes utiles, ne sauraient se substituer à cette irremplaçable transmission directe de l’ art médical qu’ on voit mal confiée à des robots aussi pétris d’ intelligence artificielle qu’ ils sont dépourvus d’ empathie.
« Les machines dites intelligentes ne font que développer une compétence très spécialisée et enseignée par leur maître humain. Les spéculations sur l’ autonomie des machines qui « apprennent toutes seules » (deep learning) sont des mythes » (9). « Ces systèmes apprenants apprennent sans comprendre. Si les données sont mal choisies … l’ algorithme peut apprendre de la bêtise artificielle » (10).
Il reste une tâche d’ importance, souvent négligée : la rédaction d’ un texte. Quelle que soit la langue utilisée, la nature scientifique d’ un écrit ne dispense pas son auteur d’ en soigner le style au service de la synthèse. A cet égard, force est de reconnaître que la lettre de sortie hospitalière, formatée pour le codage et donc la facturation, laisse souvent à désirer ; partie centrale de la missive, la discussion se réduit généralement à une simple énumération des problèmes dans un langage pauvre qui ne craint pas les répétitions et ignore les synonymes.

Les dix commandements

Désireux de faire le point de la situation actuelle de la médecine, à l’ issue d’ un groupe de travail réunissant ses fils Machaon et
Podalirios (dieux des chirurgiens et des médecins) et ses filles Hygie et Panacée (déesses de la santé et des remèdes), Esculape pourrait émettre, à l’ intention de ses disciples, les recommandations que voici :
1. Tu expliqueras à qui te consulte les raisons et les enjeux des examens et traitements que tu lui proposes, lui donneras ton avis et respecteras ses préférences.
2. Tu t’ efforceras de consacrer plus de temps à ton malade qu’ à ton ordinateur.
3. Tu ne publieras pas d’ articles inutiles dans le seul but d’ enrichir ton CV.
4. Tu sauras critiquer les études, n’ accordant de crédit qu’ à celles indiquant le NNT (number needed to treat).
5. Tu limiteras autant que possible le nombre des médicaments pour diminuer le risque d’ effets secondaires et d’ interactions médicamenteuses.
6. Tu penseras qu’ un symptôme peut résulter de ton traitement.
7. Tu auras, au besoin, le courage de transgresser les recommandations de l’ EBM.
8. Tu veilleras à ne choisir, parmi les examens paracliniques, que celui, éventuellement ceux, nécessaires à conforter ton dia-
gnostic clinique.
9. Tu instruiras par ton exemple plus jeune que toi.
10. Tu rédigeras des lettres synthétiques dans un langage limpide.
Un onzième commandement servira de conclusion : Tu accepteras qu’ un patient âgé, souffrant, considérant comme fini son rôle dans La grande pièce de la vie, souhaite voir « se baisser le rideau ».

Pr Jean Jacques Perrenoud

Cardiologue FMH
Chemin Thury 12
1206 Genève

jean-jacques.perrenoud@unige.ch

1. Hügli A. « Patients préférences ». Carte blanche. Rev Med Suisse 2020 ; 16 : 511.
2. Bosshard C. Statistique médicale 2019 : on frise la pénurie de médecins. Bull Med Suisses 2020 ; 101 : 449.
3. Ioannidis JPA. Evidence-based medicine has been hijacked. A report to David Sackett. J Clin Epidemiol 2016 ; 73 : 82-6.
4. Ioannidis JPA, Klavans R, Boyak KW. Thousands of scientists publish a paper every five days. Nature 2018 ; 561 : 167-9.
5. Mehra MR, Desai SS, Ruschitzka F et al. Retracted : Hydroxychloroquine or chloroquine with or without a macrolide for treatment of COVID-19 : a multinational
registry analysis. Lancet, DOI : 10.1016/SO140-6736(20)31180-6.
6. Mehra MR, Desai SS, Kuy S et al. Retraction : Cardiovascular Disease, Drug Therapy, and Mortality in Covid-19. N Engl J Med, DOI : 10.1056/NEJMoa2007621.
7. Meier B, Nietlispach F. Pièges de la médecine fondée sur les preuves. Forum Med Suisse 2019 ; 19 : 254-8.
8. Desmeules J. Service de pharmacologie et de toxicologie cliniques des HUG,
leçon inaugurale du 12.05.2016.
9. Dortier JF. La typologie des cons. In Psychologie de la connerie, direction
JF Marmion. Editions Sciences humaines, Auxerre, 2018.
10. Pieron JP. Les données ou le don. Rev Med Suisse 2018 ; 14 : 7-10.

la gazette médicale

  • Vol. 10
  • Ausgabe 1
  • Februar 2021