- Bilan d’ un projet de déprescription en EMS
Les résidents d’établissements médico-sociaux (EMS) sont très fréquemment polymédiqués, une situation à laquelle de nombreux professionnels se sont plus ou moins résignés. Simplifier les traitements médicamenteux sans péjorer la situation des résidents est pourtant possible : dans les EMS vaudois et fribourgeois, deux essais cliniques ont testé des interventions de déprescription basées sur la collaboration interprofessionnelle.
Abstract: Residents of medical-social institutions (EMS) are often polymedicated, a situation to which many professionals have more or less resigned themselves. However, it is possible to simplify drug treatments without worsening the situation of residents: in the EMS of the cantons of Vaud and Fribourg, two clinical trials have tested deprescribing interventions based on interprofessional collaboration.
Key Words: Medical-social institutions, polymedication, deprescribing
Les résidents d’ établissements médico-sociaux (EMS) sont majoritairement de grands consommateurs de médicaments : en Suisse, plus de 80 % d’ entre eux reçoivent régulièrement cinq traitements ou plus (1), une situation commune à de nombreux pays (2). Bien que souvent nécessaire pour la prise en charge des situations cliniques complexes, cette polymédication expose néanmoins les patients concernés à de nombreux problèmes potentiels, souvent issus d’ interactions médicamenteuses. La polymédication est ainsi associée à un plus grand risque de chute ou d’ hospitalisation, ainsi qu’ à une mortalité augmentée (3, 4).
Les patients âgés reçoivent également de nombreux médicaments potentiellement inappropriés (MPI), des traitements dont la balance bénéfice/risque est défavorable dans leur tranche d’ âge : 50 % des résidents d’ EMS en Suisse recevaient ainsi au moins un MPI chaque trimestre en 2016 (1). La déprescription, «le processus de retrait d’ un médicament inapproprié […] dans le but de réduire la polymédication et d’ améliorer les résultats de santé», (adapté de (5)) représente ainsi un outil puissant permettant de réduire à la fois la polymédication et l’ utilisation des MPI, et ainsi d’ améliorer de nombreux outcomes cliniques.(6, 7).
Le projet OLD-NH
Dans les EMS de Vaud et de Fribourg, la collaboration entre infirmières, médecins et pharmaciens est structurée par un programme d’ assistance pharmaceutique (PAP) centré sur une méthodologie de cercle de qualité. Ce PAP a créé un contexte de coopération interprofessionnelle favorable à l’ étude d’ interventions de déprescription dans ces EMS. Le projet Opportunities and Limits to Deprescribing in Nursing Homes (OLD-NH), financé par le Programme National de Recherche 74 « Système de santé » du Fond national suisse, a ainsi été lancé en 2016. Ce projet visait à tester deux interventions complémentaires de déprescription ciblant l’ utilisation des MPI, l’ une au niveau des EMS, l’ autre au niveau de leurs résidents.
Des MPI largement utilisés
Avant de tester ces interventions, une analyse épidémiologique de l’ utilisation des MPI dans 166 EMS vaudois et fribourgeois a été réalisée (8). Cette analyse a utilisé les données récoltées en routine pour le suivi des PAP, entre 2014 et 2018. Les MPI ont été identifiées en combinant deux listes validées, les critères du Norwegian General Practice-Nursing Home (NORGEP-NH) et la liste de Beers 2015 (9, 10). L’ utilisation des MPI a été quantifiée avec le système de Defined Daily Dose (DDD) de l’ OMS.
La polymédication était élevée en 2014, les EMS délivrant une médiane de 7.4 DDD par résident moyen et par jour (DDD/res) ; 2.4 de ces DDD/res étaient potentiellement inappropriés. Au cours des cinq années analysées, la polymédication a globalement augmenté (+ 0.087 DDD/res chaque année, p = 0.01), mais l’ utilisation des MPI a diminué (-0.033 DDD/res chaque année, p = 0.001). Bien que statistiquement significative, cette réduction n’ est probablement pas cliniquement pertinente, étant donnée l’ utilisation initiale élevée de MPI : à ce rythme, il faudrait en effet 36 ans pour réduire de moitié l’ utilisation de ces traitements potentiellement problématiques.
Les résidents et les professionnels sont prêts à déprescrire
En parallèle à l’ analyse épidémiologique, deux études qualitatives ont exploré la perception que les résidents, leurs proches et les professionnels en EMS ont de la déprescription. La conclusion principale tirée de ces études, résumée dans une publication précédente (11), est que les résidents aussi bien que les professionnels sont prêts à tenter de déprescrire certains traitements dont le bénéfice est devenu discutable ; il est à noter que les résidents se sont dits particulièrement sensibles à l’ avis de leur médecin, sur lesquels ils se reposent pour ce genre de décisions.
Deux interventions pour déprescrire
La littérature montre que les interventions de déprescription les plus bénéfiques sont celles du type « revue de médication » (6, 7). Ces revues sont toutefois coûteuses à mettre en œuvre car elles nécessitent beaucoup de temps et du personnel spécialisé (p.ex. pharmacien clinicien, gériatre). Dans les EMS vaudois et fribourgeois, les cercles de qualité interprofessionnels sont actifs depuis de nombreuses années et ont montré un bénéfice important sur la consommation en médicaments (12, 13). Le premier essai clinique conduit dans le cadre d’ OLD-NH a donc évalué si une intervention du type cercle de qualité, à mi-chemin entre revue de médication et intervention éducative, peut permettre de réduire l’ utilisation des MPI.
Cet essai randomisé a eu lieu entre 2018 et 2019 dans 56 EMS vaudois et fribourgeois. Les établissements alloués au groupe intervention mettaient en œuvre un consensus de déprescription interne à l’ établissement. Ce consensus, établi lors d’ une séance de cercle de qualité regroupant médecins et infirmières et animée par le pharmacien, portait sur plusieurs classes thérapeutiques proposées par ce dernier (p.ex. IPP, antihypertenseurs, spasmolytiques urinaires). Le consensus était ensuite mis en œuvre selon les modalités définies lors de la séance.
Dans les 26 EMS du groupe intervention, la consommation de certains MPI a diminué significativement, en particulier pour les classes thérapeutiques présentant des risques à long terme, comme les IPP (14). L’ effet n’ était par contre pas significatif sur les MPI posant des problèmes plus aigus, comme les benzodiazépines. L’ intervention n’ a pas eu d’ effet sur le nombre de chutes ou l’ utilisation de mesures de contention physiques. Les analyses statistiques sur la mortalité et les hospitalisations sont contradictoires et différentes entre les EMS gériatriques et psychogériatriques, ce qui rend leur interprétation clinique difficile.
Le second essai clinique a eu lieu dans sept EMS, un an après la mise en œuvre de leur consensus de déprescription (15). Il visait à savoir si l’ ajout de revues de médications individuelles était pertinent dans ce contexte. Soixante-deux résidents y ont pris part ; chez les 30 alloués aléatoirement au groupe intervention, le pharmacien effectuait une revue de médication, dont les résultats étaient ensuite discutés avec les médecins et infirmières pour établir ensemble un plan de modification du traitement. L’ effet sur les participants était ensuite suivi durant quatre mois.
Même si cette intervention individuelle de déprescription n’ a pas diminué le nombre de MPI prescrits, elle en a réduit de manière significative les doses utilisées (incidence rate ratio 0.763, IC95 [0.594 ; 0.979], p = 0.033), en particulier pour les médicaments chroniques (IRR 0.716, IC95 [0.546 ; 0.938], p = 0.015). Aucun effet néfaste n’ a été observé sur les décès, hospitalisations, chutes et l’ utilisation de moyens de contention physique. La qualité de vie a étonnamment augmenté dans les deux groupes, avec une différence non-significative en faveur du groupe contrôle.
Implémentation
Ce type d’ interventions complexes, faisant collaborer plusieurs intervenants, sont souvent difficiles à transposer dans des contextes différents ou à pérenniser une fois les études cliniques terminées. Les deux essais cliniques ont donc été complétés par une évaluation de leur implémentation, qui visait à comprendre les facteurs favorisant ou empêchant une telle démarche.
Les analyses sont encore en cours, mais le point central relevé par les différents acteurs impliqués (médecins, infirmières, pharmaciens) est l’ importance de la collaboration interprofessionnelle. Chaque profession apporte en effet un jeu de compétences spécifique, dont la mise en commun permet une prise en charge optimale des besoins des résidents.
La meilleure preuve de l’ intérêt de la démarche pour les professionnels impliqués est que les interventions testées durant les essais cliniques ont persisté au-delà de la fin du projet dans plusieurs EMS, malgré l’ absence de rémunération spécifique pour ce genre de prestations.
Conclusion
Le projet OLD-NH a démontré que déprescrire en EMS est possible avec la collaboration de tous les professionnels impliqués. Les deux essais cliniques ont confirmé que les interventions de déprescription testées peuvent réduire l’ utilisation de MPI dans les EMS. Il reste à évaluer l’ impact à long terme de ce type d’ intervention sur la santé, le bien-être et la satisfaction des résidents. Une extension de la démarche à tous les EMS vaudois, prévue dans les années à venir à la suite d’ une phase pilote actuellement en cours, permettra de répondre à cette question.
Copyright Aerzteverlag medinfo AG
Centre universitaire de médecine générale et santé publique (Unisanté)
Université de Lausanne
Rue du Bugnon 44
1011 Lausanne
damien.cateau@unisante.ch
Pharmacienne cheffe adjointe,
Pharmacie d’ Unisanté
Centre universitaire de médecine générale et santé publique (Unisanté)
Université de Lausanne
Rue du Bugnon 44
1011 Lausanne
anne.niquille@unisante.ch
Les auteurs n’ ont pas de conflit d’ intérêts à déclarer, hormis le fait qu’ ils étaient les investigateurs principaux du programme OLD-NH qui est résumé dans l’ article.
◆ Les médicaments potentiellement inappropriés représentent une part importante des traitements prescrits aux résidents d’ EMS.
◆ Définir, en équipe interprofessionnelle, un consensus de déprescription au sein d’ une institution permet de réduire l’ utilisation de certains traitements inappropriés, comme les IPP.
◆ L’ effet d’ optimisation de traitement issu de cette approche institutionnelle est complété par une approche interprofessionnelle centrée sur certains résidents complexes.
1. Schneider RR, D.; Blozik, E.; Früh, M.; Signorell, A.; Meier, C.; Schwenkglenks, M. Drug prescription patterns, polypharmacy and potentially inappropriate medication in Swiss nursing homes: A descriptive analysis based on claims data. Swiss Med Wkly. 2019;149(39-40).
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la gazette médicale
- Vol. 11
- Ausgabe 1
- Januar 2022