L’ orthorexie nerveuse – un phénomène social répandu

Les troubles alimentaires appartiennent aux affections psychosomatiques ou mentales les plus courantes chez les adolescentes et les jeunes femmes dans les pays industrialisés occidentaux. Ils représentent un lourd fardeau non seulement pour les personnes concernées et leurs proches, mais aussi pour le système de santé. Les troubles alimentaires classiques sont l’anorexie mentale et la boulimie nerveuse. Au cours de ces dernières années, trois nouveaux troubles ont été de plus en plus signalés : le trouble de l’hyperphagie boulimique, le syndrome de l’alimentation nocturne et l’orthorexie nerveuse, celle-ci faisant t l’objet de cet article.



Abstract: Eating disorders are among the most common psychosomatic or psychological illnesses among female adolescents and young women in western industrialised countries. They represent a great burden for those affected and their environment, but also for the care system. The classic eating disorders are anorexia nervosa and bulimia nervosa. In recent years, three new disorders have been increasingly reported: binge eating disorder, night eating syndrome and orthorexia nervosa, which is the focus of this article.
Key Words: Eating disorders, Anorexia nervosa, Bulimia nervosa, Orthorexia nervosa

Le terme orthorexie nerveuse désigne une fixation pathologique sur une alimentation saine, ainsi qu’ une préoccupation obsessionnelle centrée sur des aliments sains. A l’ heure actuelle, il n’ est pas clair si ce comportement alimentaire doit être considéré comme une entité pathologique. L’ objectif de cet article consiste en une mise à jour des connaissances encore incomplètes sur l’ orthorexie et d’ en extraire des implications significatives pour la pratique médicale et psychothérapeutique.

Contexte théorique et prévalence

Les troubles de l’ alimentation sont des maladies à prendre au sérieux, car étant associées à de graves conséquences somatiques, psychologiques et sociales. En Suisse, la prévalence à vie de l’ apparition d’ un trouble alimentaire est d’ environ 3,5 % (1). Les troubles du comportement alimentaire les plus connus sont l’ anorexie mentale (anorexia nervosa) et la boulimie (bulimia nervosa). Au cours des dernières années les thérapeutes, les médecins et les scientifiques ont remarqué trois autres troubles qui, jusqu’ ici, n’ ont reçu que peu d’ attention dans les domaines de la recherche et de la pratique. Ces trois troubles alimentaires plutôt méconnus sont les troubles de l’ hyperphagie boulimique (récemment inclus comme un diagnostic distinct dans le DSM 5), le syndrome de l’ alimentation nocturne (dans le DSM 5 sous la rubrique « autres troubles de l’ alimentation et du comportement alimentaire plus spécifiquement nommés  ») et l’ orthorexie nerveuse (dans le domaine des troubles alimentaires de type évitement-restriction).

Des études épidémiologiques montrent que l’ orthorexie nerveuse est un phénomène transculturel largement répandu. Comme la distinction entre une préoccupation non problématique et une préoccupation compulsive à l’ égard d’ une bonne santé l’ obsession pour des aliments sains n’ est toujours pas claire, il n’ y a pas de données fiables disponibles à ce sujet. Dans la population allemande sa prévalence est estimée entre 1 et 7 % (2). Une étude réalisée sur mandat de l’ OFSP en 2012 a même constaté une prévalence significativement plus élevée, celle-ci atteigant environ 30 %. Cependant, des études comparatives font encore actuellement défaut pour déterminer de manière fiable la prévalence de l’ orthorexie nerveuse en Suisse (1).

Par comparaison aux troubles alimentaires connus, les études épidémiologiques montrent une distribution de l’ orthorexie nerveuse indépendante du sexe. Les résultats sont ambigus en ce qui concerne la répartition selon l’ âge, l’ éducation et le statut socio-économique. Les études portant sur la relation entre le poids corporel et le comportement alimentaire orthorexique donnent aussi des résultats discordants (3). Il semble que l’ insuffisance pondérale et le surpoids soient tous deux corrélés à un risque accru de comportement alimentaire orthorexique. Des corrélations plus importantes du comportement orthorexique se situent au niveau psychologique. Des études ont montré à maintes reprises que certains profils psychologiques tels que le perfectionnisme, l’ orientation santé, le comportement sportif et l’ idéal de beauté sont corrélés significativement avec l’ orthorexie nerveuse (2). Les recherches futures devraient explorer d’ avantage la question des interrelations biologiques. On peut supposer que les personnes qui en souffrent présentent des anomalies de leurs systèmes sérotoninergique et dopaminergique, ainsi que dans leur capacité à réguler les émotions et le stress. Des connaissances plus approfondies de ces facteurs sont particulièrement nécessaires pour le développement d’ options psychothérapeutiques.

Explications et causes

L’ orthorexie est considérée comme un phénomène nouveau. En conséquence, on sait peu de choses sur sa fréquence, sa cause et les possibilités de traitement. Les personnes atteintes d’ orthorexie mentale sont très préoccupées par la nourriture. Elles ressentent comme une véritable contrainte le fait de ne devoir manger que des aliments sains. Elles craignent souvent que si elles mangent des aliments «malsains », elles seront atteintes d’ une maladie grave. Généralement, elles ne disposent que d’ un très petit nombre d’ aliments classés comme bons et sains et qui peuvent être consommés sans danger (3).

Cette problématique commence souvent par le désir d’ accroître son bien-être physique, d’ améliorer sa propre santé ou de combattre les symptômes d’ une maladie chronique (4). Mais les changements de leur comportement alimentaire peuvent aussi être déclenchés par des actualités concernant l’ élevage des animaux ou par les scandales survenus dans l’ industrie alimentaire. Cela signifie que le commencement de cette obsession conduit généralement à court terme à des changements positifs, socialement et économiquement souhaitables.

Cependant, à moyen et long terme, la fixation obsessionnelle sur une alimentation saine conduit souvent à une situation dans laquelle les personnes concernées concentrent leur quotidien à l’ achat et à la préparation de la nourriture, se sentent incapables de rompre les habitudes compulsives et, par exemple, de consommer des aliments dans un restaurant ou lorsqu’ elles sont invitées à manger des aliments qu’ elles considèrent comme malsains (3). Une malnutrition, des pensées obsessionnelles, un isolement social et une insuffisance pondérale sont souvent les conséquences à long terme de ces troubles alimentaires. La préoccupation mentale axée sur une alimentation saine domine leur vie quotidienne. Les impacts somatiques de l’ orthorexie sont généralement moins menaçants que ceux de l’ anorexie (4), ce qui rend moins aisé l’ identification et le traitement de ces personnes. Le diagnostic de l’ orthorexie nerveuse est encore plus compliqué car les symptômes sont exprimés de manière qualitative et non quantitative, comme c’ est le cas pour l’ anorexie ou la boulimie, en utilisant par exemple le test d’ orthorexie de Bratman, qui consiste en 10 questions à réponse positive ou négative (1).

À l’ heure actuelle, il n’ est pas encore clair comment classer cette problématique en termes de diagnostic différenciel. Outre la similitude avec les troubles de l’ alimentation, il existe des similitudes évidentes avec les troubles obsessionnels compulsifs et les addictions comportementales (2). En raison de la superposition d’ un style de vie socialement désirable qui recommande et promeut une alimentation saine et consciente, il y a également des voix qui classent ce syndrome principalement comme un phénomène social. La démarcation entre le comportement de santé souhaitable et la fixation persistante et obsessionnelle sur des aliments sains et sur la consommation exclusive de l’ alimentation considérée comme saine ne peut être clairement tracée (3). Le critère de la pertinence clinique est important afin d’ identifier les personnes concernées et de mettre en place des services de soutien adéquats. Strahler et collègues (2) citent les aspects suivants qui permettent de différencier le mode de vie et le comportement alimentaire orthorexique. Il s’ agit par exemple de carences et de malnutrition en raison d’ habitudes alimentaires restrictives, de la peur des aliments «nocifs » et les craintes exagérées pour la santé, de la dépression, de l’ épuisement, l’ isolement social, de l’ inquiétude constante concernant les repas à venir, ainsi que d’ une réduction générale de la qualité de vie. Ces facteurs suggèrent que l’ orthorexie nerveuse devrait être classée comme un trouble, même si certaines des personnes concernées disent qu’ elles n’ en ressentent peu ou pas de conséquences négatives (2).

Les critiques du concept de trouble de l’ orthorexie font référence à l’ omniprésence dans les media des thèmes de la forme physique, de l’ alimentation saine aussi bien que de l’ idéal de beauté alliant beauté et minceur. Ils voient la fixation sur la nourriture saine comme un phénomène de société à une époque où l’ optimisation et le perfectionnisme semblent être encouragés et souhaités.
Les recherches menées ces dernières années ont révélé des corrélations ambiguës avec d’ autres régimes restrictifs, en particulier en ce qui concerne la retenue alimentaire en tant que médiateur potentiel. L’ interprétation de ces corrélations est particulièrement difficile lorsque des facteurs médicaux et sociaux renforcent ce comportement alimentaire. En ce qui concerne le comportement sportif, les recherches existantes montrent des liens avec la dépendance au sport. Le lien entre le sport excessif et le comportement alimentaire orthorexique s’ explique probablement par un idéal socioculturel de beauté et de minceur. Ces données suggèrent que l’ orthorexie ne peut être expliquée de manière adéquate comme un trouble indépendant (2).

Comme ce trouble est encore relativement peu exploré, il y a peu de connaissances sur les causes. Les personnes touchées déclarent que la préoccupation obsessionnelle ultérieure pour une alimentation saine s’ est lentement développée à partir d’ un désir de mener un mode de vie sain et de faire attention à leur alimentation. En outre, avant l’ apparition de cette affection, certaines personnes ont souffert d’ une intolérance ou d’ une maladie ayant nécessité un changement de régime alimentaire. Les normes sociales semblent également être très importantes. Dans les sociétés occidentales en particulier, l’ autodiscipline et une alimentation saine sont reconnues et considérées comme souhaitables (3).

Les premières observations sur le traitement de ce problème montrent qu’ une thérapie multidisciplinaire avec psychothérapie, conseils nutritionnels et un traitement médical sont utiles. Ainsi, les évaluations problématiques des aliments, les rituels compulsifs et le comportement alimentaire peuvent se normaliser tout en favorisant la prise de poids (3).

Implications pour la pratique

En résumé, la littérature existante montre que l’ état des connaissances est actuellement insatisfaisant. Tant la question de l’ importance clinique, ainsi que la demande d’ un diagnostic différentiel, qui est de la plus haute importance pour la pratique médicale et psychothérapeutique, sont actuellement insuffisamment clarifiées. Ce manque de connaissances se manifeste par la difficulté d’ identifier de manière fiable les personnes touchées, d’ une part, et de permettre un traitement approprié, d’ autre part. En raison des taux de prévalence élevés de l’ orthorexie, on peut supposer que les patients vont dans les cabinets des médecins généralistes, mais la souffrance et le potentiel de développer des troubles passent souvent inaperçus. Dans la pratique psychothérapeutique, ce sont des caractéristiques telles que l’ IMC ou un comportement problématique en matière de santé (par exemple, passivité physique, alimentation malsaine ou consommation de substances) qui sont enregistrées. L’ obsession potentielle en comparaison avec les comportements normaux n’ est souvent que peu prise en compte. En conséquence, il est donc recommandé de poser plus de questions aux patients qui déclarent suivre un régime alimentaire sain pour savoir s’ il s’ agit d’ une fixation obsessionnelle avec les conséquences négatives décrites sur la satisfaction dans la vie, les contacts sociaux et, le cas échéant, la santé physique.
En établissant des relations et en menant des conversations avec les personnes concernées, il convient de veiller notamment aux questions touchant à l’ image corporelle, à l’ idéal de beauté, au perfectionnisme et à l’ anxiété face à la santé, qui sont des thèmes liés au sentiment de pudeur. La proximité des troubles obsessionnels compulsifs, des addictions comportementales et des troubles de l’ alimentation suggèrent que le traitement des personnes qui souffrent de détresse psychologique due à l’ orthorexie devrait s’ inspirer des interventions thérapeutiques pour les troubles obsessionnels compulsifs alimentaires.

Les interventions psychothérapeutiques qui sont indiquées pour les patients atteints d’ orthorexie nerveuse sont dérivées de la thérapie cognitivo-comportementale. Les personnes affectées peuvent bénéficier de la restructuration cognitive portant sur les croyances de base dysfonctionnelles, les attentes perfectionnistes de soi, les peurs irrationnelles en matière de santé et le traitement des pensées catastrophiques dysfonctionnelles.

De plus, la promotion de la régulation des émotions et de la capacité à se détendre, apprendre un comportement alimentaire équilibré et non restrictif, ainsi que les compétences sur la pleine conscience, comme compassion personnelle, représentent des atouts qui peuvent être utiles à de tels patients. La promotion et la mobilisation des ressources axées sur des activités positives et de loisirs qui ne sont pas liés à l’ alimentation, au sport et aux comportements de santé sont particulièrement recommandées. En ce qui concerne le soutien médicamenteux en raison de la grande importance d’ un mode de vie sain, il existe souvent des résistances liées aux risques potentiels des médicaments psychotropes sur la santé.

Article traduit de «der informierte arzt» 08_2021

Copyright Aerzteverlag medinfo AG

Dr. phil. Dipl. Psych. Melanie Braun

Fachpsychologin für Psychotherapie
Klaus-Grawe-Institut für Psychologische Therapie
Grossmünsterplatz 1
8001 Zürich
https://www.klaus-grawe-institut.ch/ueber-uns/
klinischesteam/dr-phil-dipl-psych-melanie-braun/

mbraun@ifpt.ch

L’ auteure n’ a pas de conflit d’ intérêts en relation avec cet article.

◆ Les recherches existantes montrent clairement que l’ orthorexie nerveuse est un phénomène qui peut entraîner un niveau élevé de souffrance pour les personnes concernées.
◆ À l’ avenir, le système de santé aura la tâche importante d’ identifier les personnes touchées et de les traiter de manière adéquate.
◆ L’ hypothèse selon laquelle l’ orthorexie est un mode de vie et donc un phénomène social, sans aucune valeur de maladie, ne rend pas justice au fardeau et aux différents effets négatifs de ce syndrome.
◆ Ainsi, lors de la prise en charge par le médecin généraliste, il convient d’ être attentif lorsque les patients parlent de l’ importance d’ un régime alimentaire sain et restrictif et, le cas échéant en présence de symptômes de carence, de symptômes dépressifs, de sentiments de solitude ou d’ épuisement.
◆ En regardant uniquement les paramètres somatiques tels que le poids corporel ou l’ IMC seul, l’ orthorexie ne peut être identifiée de manière fiable et par conséquent, aucun traitement approprié ne peut être mis en place.
◆ Il est urgent de développer, dans le système de santé auprès des médecins généralistes, des internistes, des psychothérapeutes ou des spécialistes de domaines connexes, une sensibilité pour ces personnes affectées.
◆ En raison de la proximité des troubles alimentaires bien connus et de leur aspect compulsif, un soutien psychothérapeutique est conseillé.
◆ En outre, il est important que des recherches intensives soient menées à l’ avenir sur ce problème, d’ une part, pour développer une meilleure compréhension de l’ orthorexie et d’ autre part pour optimiser la prise en charge des personnes touchées et les traitements.

1. Schnyder, U., Milos, G., Mohler-Kuo, M., & Dermota, P. (2012). Prävalenz von Essstörungen in der Schweiz. Im Auftrag des Bundesamtes für Gesundheit. Verfügbar unter: file:///C:/Users/lenovo/Desktop/ON/Pr%C3%A4valenz%20von%20 Essst%C3%B6rungen%20in%20der%20Schweiz.pdf/
2. Strahler, J. & Stark, R. (2019). Orthorexia nervosa: Verhaltensauffälligkeit oder neue Störungskategorie? Suchttherapie, 20, 1, 24-34. DOI: 10.1055/a-0707-7722
3. Braun, M. (2016). Orthorexia nervosa: Die unbekannte Essstörung. Verfügbar unter: https://www.klaus-grawe-institut.ch/blog/1226/
4. Kinzl., J. F., Kiefer, I., & Kunze, M. (2004). Besessen vom Essen. Leoben: Kneipp- Verlag.