- Automédication et douleur
L’ automédication pour des symptômes douloureux est très fréquente, souvent parfaitement acceptable, mais jamais dénuée de tout risque ni de dérive irrationnelle. Cette pratique n’ est souvent pas connue du médecin traitant. Cet article revoit différents enjeux de l’ automédication concernant les antalgiques et propose quelques recommandations pour le praticien.
On trouve plusieurs définitions de l’ automédication dans la littérature médicale, comme par exemple « le comportement par lequel un individu recourt de sa propre initiative à un médicament, c’ est-à-dire à une substance dont il attend un effet de type pharmacologique bénéfique pour sa santé, que ce soit en vue d’ une prévention primaire, d’ une amélioration de sa condition ou de ses performances, du soulagement de ses symptômes ou d’ une modification du cours d’ une maladie qui l’ affecte » (1). L’ automédication englobe tant la prise de produits achetés en pharmacie sans ordonnance (Over The Counter, OTC) que la réutilisation de médicaments précédemment prescrits ou le partage d’ un traitement donné à un proche.
Épidémiologie
L’ ampleur de l’ automédication dans la population est difficile à estimer précisément. Elle varie fortement entre les pays, selon les cultures et les politiques de santé (elle est typiquement importante aux Etats-Unis, où les médicaments sont largement disponibles dans le commerce). Selon l’ Enquête Suisse sur la Santé (ESS 2017), une personne sur deux prend des médicaments chaque semaine et 16 % de ces médicaments sont pris sans prescription médicale. La Suisse vient ainsi en tête des pays européens concernant la consommation de médicaments non prescrits (2). De nombreuses études indiquent que l’ automédication est plus fréquente chez les femmes et augmente avec l’ âge (1).
Les antalgiques représentent la classe pharmaceutique la plus largement consommée (24 % des sondés ont pris un antidouleur dans les 7 jours précédant l’ enquête ESS 2017), à hauteur d’ environ 50 % en automédication. Les substances les plus utilisées sont le paracétamol et les anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS) (3, 4).
Une récente enquête belge portant sur la consommation d’ antalgiques en OTC relève que la majorité des participants avaient consulté un médecin pour leur plainte douloureuse actuelle et qu’ environ 75 % étaient au courant du diagnostic retenu par le médecin (migraine, suivie de l’ arthrose, des hernies et de la fibromyalgie par ordre de prévalence). Parmi ces patients, 62 % utilisaient uniquement un traitement non prescrit et 38 % combinaient des médicaments non prescrits avec une antalgie prescrite par le médecin (4).
Motifs de l’ automédication
Comme le montre l’ anthropologue Sylvie Fainzang, la pratique de l’ automédication est essentiellement influencée par les connaissances acquises auprès des professionnels de santé, les expériences propres des individus et leurs représentations du médicament, « dont les logiques symboliques court-circuitent parfois les logiques pharmacologiques » (5).
Plusieurs raisons peuvent amener un patient à l’ automédication : des considérations pratiques telles que la difficulté d’ obtenir un rendez-vous médical, des conditions économiques difficiles, l’ exigence d’ une réponse thérapeutique immédiate, des considérations en lien avec la maladie (que le trouble soit interprété comme d’ importance secondaire, ou qu’ il suscite au contraire la crainte d’ une maladie grave, ou encore qu’ il soit habituel et son traitement bien connu du patient). Choisir soi-même sa médication représente aussi une forme de recherche d’ autonomie. Enfin la crainte, le scepticisme ou une posture critique vis-à-vis de la médecine peuvent également déboucher sur l’ automédication (3-11).
Insistons sur le fait que la prise de médicaments en automédication est régulièrement passée sous silence par le patient lors des consultations médicales. Plusieurs craintes peuvent retenir le patient : d’ avoir mal fait, de dévoiler une faiblesse, de froisser le prescripteur ou de rester incompris (1).
Bénéfices et risques des antalgiques en automédication
Tant qu’ elle permet au patient de se responsabiliser et de renforcer sa confiance dans ses capacités à prendre en charge sa santé, l’ automédication mérite d’ être encouragée. Politiquement, elle est vue comme un moyen de baisser les coûts de la santé en réduisant les consultations chez le médecin. Une facilitation de l’ automédication va résulter de la révision des catégories de remise et de l’ assouplissement de la dispensation en pharmacie, entrés en vigueur en 2019 en Suisse.
Cependant, les risques associés à l’ automédication sont multiples : difficultés de l’ autodiagnostic, effets indésirables, interactions pharmacocinétiques ou pharmacodynamiques, cumul de principes actifs, surdosage, erreur de produit, de posologie ou de durée de traitement, risque d’ abus ou de dépendance (3). Ces risques sont plus élevés chez les patients âgés, souvent polymorbides, polymédiqués et plus sensibles aux effets indésirables. Soulignons également les risques liés à l’ achat de médicaments sur internet, dont les compositions exactes ne sont souvent ni connues ni vérifiées.
Les antidouleurs viennent en tête concernant ces risques. Ainsi en France, jusqu’ à 70 % des annonces de pharmacovigilance pour les médicaments non prescrits concernent des antalgiques (6). L’ hépatotoxicité du paracétamol et les hémorragies liées à l’ aspirine ou aux AINS sont bien connus. La prise d’ AINS augmente aussi les valeurs tensionnelles et, si elle n’ est pas connue du médecin, favorise l’ intensification du traitement antihypertenseur (12).
Un autre risque spécifique aux antalgiques est la survenue de céphalées par abus médicamenteux : la consommation chronique d’ antidouleurs pour des céphalées primaires (migraines, céphalées de tension) peut conduire à une augmentation de la fréquence et de l’ intensité des douleurs et induire ainsi un cercle vicieux, transformant l’ antalgique en agent étiologique des céphalées.
La grossesse représente une période à risque pour l’ automédication, notamment pour les antalgiques puisque les AINS sont contre-indiqués à partir du 2ème trimestre. La prise de médicaments hors prescription est cependant fréquente dans cette population : selon une étude française, elle concerne un quart des patientes, incluant 19 % d’ antalgiques (13) ; de plus, un tiers des femmes ignoraient en 2008 le risque associé à la prise d’ AINS en fin de grossesse (14). Si Internet représente maintenant la première source d’ information vers laquelle se tournent les futures mères pour la sécurité des médicaments, cela reste non dénué de risques : une revue des échanges sur des forums français entre 2008 et 2012 au sujet de la sécurité des traitements durant la grossesse souligne la mauvaise qualité de ces conseils glanés sur internet (15).
Prévention des risques et recommandations
Détection de l’ automédication et information au patient
L’ utilisation de médicaments en automédication doit être systématiquement questionnée lors des consultations médicales, particulièrement dans l’ investigation des causes possibles de nouveaux symptômes et lors de la prescription de nouveaux médicaments. Il est recommandé d’ accueillir ces informations avec tact, empathie et sans préjugé. En cas de recours déraisonnable au médicament, on tentera patiemment de déconstruire le réflexe symptôme-prise médicamenteuse en informant le patient des risques encourus.
De plus, une information de prévention adaptée au contexte clinique mérite d’ être donnée concernant certains risques liés à l’ automédication, pour susciter les bons réflexes en cas de recours à des médicaments non prescrits. Un exemple typique concerne l’ éviction des AINS en cas d’ insuffisance rénale. La posture du médecin peut être délicate entre désir de responsabiliser le patient face à sa prise en charge et conseils restrictifs sur sa prise médicamenteuse.
Communication médecin-patient et relation thérapeutique
Seul un dialogue ouvert permettra de favoriser l’ autonomie du patient tout en prévenant les risques liés à l’ automédication. La décision partagée (Shared Decision Making, SDM) telle que recommandée par la FMH est l’ idéal à viser. Selon ce modèle, médecin et patient décident ensemble d’ un traitement spécifique, en prenant en compte systématiquement les préférences du patient dans la démarche. Le tableau 1 propose une liste non-exhaustive des attitudes propices au SDM et à la formation du patient sur sa maladie (16).
Littératie de la médication
La promotion des compétences en santé des patients, en particulier la littératie de la médication joue un rôle important dans la prévention des risques. Ce concept décrit « la capacité de l’ individu à obtenir, évaluer et comprendre les informations à propos de leurs médicaments, dans le but de prendre une décision appropriée concernant l’ utilisation adéquate de leur médication, indépendamment de la manière dont le contenu est délivré » (17, 18). Différentes techniques à disposition des professionnels de santé permettent d’ améliorer cette littératie (17, 19-22).
Collaboration médecin-pharmacien
Les pharmaciens jouent un rôle important dans la promotion de la littératie en santé. Ils sont aussi susceptibles de détecter un risque lié à l’ automédication et de contacter le médecin prescripteur (23). Une bonne collaboration médecin-pharmacien favorise la sécurité de l’ automédication (23, 24). On encouragera toutefois une attitude critique face aux biais commerciaux d’ une littérature promotionnelle souvent diffusée par les canaux pharmaceutiques.
Cas particulier des douleurs chroniques
De manière générale, l’ automédication est déconseillée pour traiter des affections chroniques, au vu des risques associés. Or les patients ont fréquemment recours à cette pratique lors de douleurs chroniques, notamment de migraines (4). Il vaut la peine de dispenser des conseils tels que « si sur un mois vous prenez plus de deux antalgiques par semaine, consultez votre médecin ». A ne pas oublier, les approches non médicamenteuses complémentaires dans la prise en charge de ces patients (approches corporelles ou psychologiques) qui peuvent procurer une réelle amélioration de la qualité de vie (10, 25-27).
Service de pharmacologie clinique
Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV)
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psychologue
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Les auteurs ne déclarent aucun conflit d’ intérêt en relation avec l’ article.
- Admettre que le recours à l’ automédication est une pratique très courante
- Favoriser un climat relationnel dans la consultation propice à sa détection
- Inclure l’ étiologie médicamenteuse dans le diagnostic différentiel de tout trouble nouveau ou aggravé
- Obtenir et réviser périodiquement la liste complète des médicaments, prescrits et non prescrits
- Informer régulièrement le patient sur le recours rationnel et la prévention des risques concernant l’ automédication
la gazette médicale
- Vol. 8
- Ausgabe 6
- November 2019