- Comment faire d’ un groupe de parole en EMS un outil thérapeutique ?
La personne âgée, qui plus est celle vivant en établissement médico-social (EMS), est bien trop souvent considérée sous le prisme de sa stigmatisation et de son coût sociétaire. Loin de l’ appellation « institutions totales », décrites par Erwin Goffman (1), ce n’ est pourtant que tardivement, à partir des années 70, que la notion d’ « humanisation » apparaît dans les institutions pour personnes âgées, au sens où on l’ entend aujourd’ hui, c’ est à dire le questionnement du « bien faire », et le développement de pratiques de soins allant dans ce sens.
Comprendre alors la façon dont les résidents s’ accaparent la notion de « bien-être » où d’ « humanisation » dans ce double contexte, est particulièrement intéressante. Elle a fait l’ objet de toute mon attention durant mes années de pratique professionnelle en maison de retraite et a régulièrement alimenté ma réflexion sur le vieillissement et la vie en institution.
Sous les appellations « lieu de vie », « accompagnement personnalisé », « bien-être », « humanité », parfois même « humanitude (2) » se cache une mission commune à chaque EMS : faire d’ un lieu d’ accueil définitif un lieu de vie « humanisé », où cohabitent en bonne entente l’ ensemble du personnel et des résidents.
Cependant, les personnes institutionnalisées subissent une double ambivalence: ils vivent à la fois au centre d’ un espace de type « domestique (3) » (on leur répète suffisamment qu’ ils sont chez eux): c’ est le temps ralenti de la relation aux autres, des animations, des sorties, des repas, qui fait sens dans une structure domestique dédiée au bien-être; mais ils vivent également au centre d’ un espace de type « industriel », où ont lieu des pratiques professionnelles quasi hospitalières (administrations de médicaments, surveillance de paramètres vitaux, réflexions partagées sur les bonnes pratiques de soins, colloques d’ attitude, etc.), puisque ces espaces sont dédiés au «care », à la prise en soins, tout cela dans un temps compté, organisé, mais surtout limité par les exigences institutionnelles.
Posture professionnelle
En effet, depuis plusieurs années, j’ ai à cœur de développer dans ma fonction de médecin-gériatre une approche singulière de l’ individu âgé et institutionnalisé. Celui-ci est souvent injustement condamné et tout particulièrement par le grand public, parce que mis à l’ écart d’ un monde qui pourtant exploite largement la vieillesse dans l’ économie de la santé.
Mon travail quotidien dans les EMS du Canton de Genève m’ autorise à observer à quel point cette stigmatisation est impropre et souvent abusive. Les personnes âgées institutionnalisées sont sans aucun doute au cœur des préoccupations des soignants des résidences. Cependant, face à la généralisation des pratiques de soin et aux réflexions aboutissant à la création de nouvelles catégories de vulnérabilité, les personnes âgées courent le risque de devenir des invisibles, si l’ on n’ y prend pas garde. Elles pourraient « disparaître » dans les tâches techniques, dans le temps compté des soins, mais également de l’ esprit des proches et d’ un plus large public, parce qu’ elles permettent que se mettent en place des gestes et des décisions qui ne les concernent plus. Cette mise à l’ écart structure souvent la mentalité des personnes âgées, au point qu’ elles-mêmes s’ effacent « naturellement » devant certaines décisions les concernant. C’ est la « délégation du souci de soi aux professionnels » (4).
Les résidents d’ EMS revendiquent rarement, mais dans des situations de grande vulnérabilité, vouloir vivre au centre d’ un espace où se jouent les liens et la vie réelle. « Nous avons quitté la vie extérieure, en venant à l’ EMS. Pourtant, on doit vivre encore. Il faut donc bien s’ occuper de nous, et nous laisser décider comme des citoyens. »
Les données démographiques sont quant à elle presque toutes unanimes : l’ espérance de vie totale augmente, ainsi que l’ espérance de vie en bonne santé (5). Mais alors qu’ autrefois, l’ organisation du temps de vie était plutôt linéaire, sous la forme « éducation-travail-retraite », aujourd’ hui, il n’ est plus permis de penser le temps de cette manière. Les conditions sociales actuelles (faible natalité, grand âge, chômage, précarité, divorce) nous obligent à redessiner les biographies, et du coup, la retraite – et bien-sûr la vieillesse – peut se concevoir dans une toute autre perspective.
Description et déroulement du projet thérapeutique
C’ est autour de toutes ces constatations que j’ ai voulu réorganiser ma pratique médicale, et qui a abouti, entre autres, à la création d’ un groupe de parole que j’ anime avec des résidents d’ EMS, et dont le but est de réunir quelques résidents volontaires autour d’ un moment dégagé des soins, afin de partager des idées, des réflexions, en privilégiant la relation à soi, mais aussi à l’ autre, relation utilisée comme moyen mais aussi comme outil au « mieux vieillir ». Finalement, s’ engager à (re)penser et (re)mettre en action des schémas de réflexion sur ce qui pourrait faire une vie heureuse en EMS.
Après six mois d’ échanges, le résultat a été éloquent : les premières séances ont été le lieu de partage d’ idées très générales autour de modifications souhaitées par les résidents pour s’ aménager une vie plus agréable au sein de l’ institution (affichage de certaines informations, amélioration de l’ éclairage, création d’ une boîte à idée, choix des séances de cinéma, avis sur les repas, idées de sorties, etc.). Même si les critiques étaient vives, le ton était plutôt détaché du résident lui-même, et les changements voulus ont plutôt été évoqués que concrétisés.
Puis progressivement le mouvement s’ est enclenché et s’ est précisé autour de la personnalité même des résidents, de leur place à prendre au sein de l’institution, et ils en sont arrivés à évoquer leur difficulté « d’ être » : « J’ ai des difficultés à être quelqu’ un, à me sentir chez moi. »
« On a quitté la vie extérieure, en venant ici. » Mais surtout, ils se sont positionnés face aux autres résidents vivant sous leur toit. « On ne sait pas comment aller vers les autres ; imaginez qu’ ils nous rejettent ! » Comme l’ évoquait D.G Troyansky (7), « Ce sont les autres qui sont ma vieillesse ». La confrontation à l’ image de l’ autre qui pourrait être l’ image de soi, est difficilement acceptable. Bien que l’ institution pour personnes âgées soit dédiée, par définition, à la personne dépendante, certains résidents s’ étonnent de découvrir à quel niveau d’ handicap se trouve la grande majorité des résidents. « Comment faire avec ces personnes, que leur dire ? » L’ approche des personnes lourdement handicapées n’ a pas été résolue à ce jour, mais les résidents du groupe de parole restent soucieux d’ entrer en relation avec les autres résidents. Ainsi, ils ne semblent pas suffisamment être en lien au travers d’ animations proposées hors EMS. C’ est donc bien à l’ intérieur de l’ institution – et donc au cœur de l’ espace « domestique », que semblent se jouer les liens et la vie réelle.
Au fil des séances, les résidents (et surtout quelques femmes habituées jusque-là au silence) ont décrit à quel point ils sont attachés aux soignants mais aussi à quel point cette relation d’ aide est compliquée pour eux. En effet, les pourvoyeurs de soins que sont les soignants naviguent constamment entre l’ espace « domestique » et l’ espace « industriel », entre la distribution d’ un bien-être dépendant de la valeur des soins. Les résidents se disent sensibles au jugement et cherchent à « faire plaisir ». « On est comme une grande famille ici. On ne peut pas se permettre de trop râler. » C’ est bien cette ambivalence-là, entre l’ esprit de famille et la solitude exprimée, additionnée de l’ idée tenace qu’ « on nous a habitué à rien dire » qui pourrait être expliquée par l’ organisation d’ un espace communautaire où la part du « domicile » est insuffisante. « On vit tous sous le même toit, mais on se sent tous seuls. » Garder et faire valoir à tout prix son identité individuelle au sein d’ un collectif non choisi, avec lequel on ne partage sûrement pas les mêmes valeurs, parce que l’ on n’ a pas choisi de vivre ici ensemble, voilà toute la difficulté d’ être en institution.
Puis finalement les participants se sont permis de revendiquer leur droit à l’ indépendance de pensée, à remettre sur le devant de la scène la politique des choix, ce qui va au-delà du registre de la plainte. Ensemble, progressivement, ils ont appris à ne plus se voir seulement comme des personnes âgées vulnérables, mais plutôt comme des acteurs de leur propre vie en devenant des êtres « agissant » vis-à-vis de leur entourage, et notamment vis-à-vis des soignants. « Avant, on savait pas comment bouger. Maintenant, on se bouge, on peut demander. On se sent comme des citoyens. » C’ est ce que j’ aime appeler la « relation engagée comme source d’ apprentissage au « mieux-vieillir ».
Car c’ est précisément là que se joue toute l’ idée du groupe de parole : l’ idée n’ est pas forcément de rompre avec la spirale de la plainte, mais plutôt de créer un terreau pour agrandir l’ espace domestique où la notion de bien-être ne serait pas seulement liée aux actes techniques des soins mais à la mise en valeur de l’ individu dans son chez soi. Car bien qu’ aucun soignant n’ occulte le bien-être des résidents dans leur prise en charge, ils sont constamment en train d’ alimenter le bien-être de la personne dont ils s’ occupent en y associant des tâches dite « industriels », c’ est-à- dire dédiées aux soins. Et cela est incompatible avec la fabrication d’ un espace domestique digne de ce nom.
Ainsi, le groupe de parole a été utilisé comme un outil thérapeutique, où la relation à soi et à l’ autre a engagé le résident à modifier son schéma de se penser. De vulnérable, il est devenu agissant. D’ individu vieillissant, il est devenu citoyen de sa propre existence. De personnage inactif il est devenu « formateur » par une existence enrichie par la relation d’ aide à l’ autre et par une plus grande implication dans son projet de vie.
C’ est à se demander si, dans ce contexte, les schémas de soutien de fin de vie sont encore d’ actualité, et s’ il ne faudrait pas repenser non seulement les structures d’ accueil que sont les EMS (ce qui est déjà largement le cas dans certains cantons de Suisse), mais aussi la « culture » de la vieillesse.
Car là où des moyens financiers conséquents sont mis en œuvre pour la formation des soignants, afin qu’ ils développent des pratiques de soin de plus en plus techniques, donc de plus en plus
« justes » (ce que j’ appelle l’ encadrement strict des pratiques), les personnes âgées, elles, n’ ont plus le droit à l’ amélioration, à la progression, à la « formation », une fois arrivée dans leur dernière demeure. Vouloir contrer ce mouvement amènerait à la perspective non plus économiste mais humaniste d’ une volonté d’ inscrire la personne âgée dans une démarche de « formation » (6), au même titre que l’ on participe à la formation des soignants en institution. Là il s’ agirait de favoriser des apprentissages utiles aux besoins liés à la vieillesse et d’ inscrire la personne âgée dans un processus actif d’ échanges de savoir, de services, de pratiques sociales ou communautaires visant à rendre l’ individu vieillissant en un individu « agissant » et en relation. Car nous passons plus de temps à imaginer les personnes âgées qu’ à les voir. Oui, en effet, nous les imaginons à travers le récit de leur vie d’ antan, à l’ Histoire qui s’ est déroulée de façon contemporaine à elles, mais nous les voyons rarement dans le présent, et encore moins dans une perspective d’ avenir.
Conclusion
Je continue de penser que les personnes âgées ont beaucoup à nous apprendre. Engager la conversation avec elles, c’ est un peu comme prendre une leçon de « bonne conduite ». Pas uniquement parce qu’ elles ont beaucoup de choses à dire sur leur vie passée, qui est souvent intéressante, mais surtout parce qu’ elles savent – si l’ on y prend garde – nous dessiner leur futur et nous dire ce qu’ elles en attendent. « On pourrait d’ ailleurs se demander, pour les prochaines fois, ce que c’ est que d’ être vieux ici et maintenant », a suggéré l’ un des résidents du groupe de parole.
Bien souvent, nous passons plus de temps à imaginer les personnes âgées qu’ à les voir. Nous passons plus de temps à parler pour elles, plutôt qu’ avec elles. Il faut reconsidérer les normes : la personne âgée est vulnérable parce que notre société a décidé d’ en faire une catégorie vulnérable. Cela a permis, entre autres, de soumettre les personnes âgées à l’ image que la société se fait d’ elle et attend d’ elle.
Face à la pédagogisation des pratiques, à la construction d’ habitats intergénérationnels, à certaines politiques des soins, il est évident que la personne âgée est au centre de nos préoccupations. Pourtant, il arrive parfois que nous fassions fausse route en prenant des décisions qui ne leur appartiennent pas, parce qu’ il est plus facile d’ assigner la personne vieillissante à un rôle d’ observateur de sa vie, alors qu’ elle devrait absolument en décider la direction. Il devient alors urgent de la responsabiliser en lui redonnant de la voix, car son avenir – et le nôtre certainement – est là, sous nos yeux !
Cet article a été soumis le 28 novembre et a depuis été publié dans la revue spécialisée Curaviva 1/2020.
Copyright Aerzteverlag medinfo AG
Médecin répondant des Résidences RPSA-site Charmilles
Promenade de l’Europe 67
1203 Genève
isawill@hotmail.ch
L’ auteur a déclaré n’ avoir aucun conflit d’ intérêts en relation avec cet article.
- La personne âgée institutionnalisée est au centre de toutes nos préoccupations (pédagogisation des pratiques de soins, préoccupations politiques, financières et culturelles), cependant elle peine à prendre sa place dans une société qui la stigmatise largement.
- A travers la création d’ un groupe de parole au sein d’ un EMS genevois,
les langues se délient, la pensée se précise et la personne âgée se met à « se penser » comme une personne agissante, qui a des droits et qui peut revendiquer. - Le groupe de parole agit alors comme un acte thérapeutique qui va
mobiliser autour de lui de nouveaux schémas de pensée et de nouvelles relations.
1. Goffman E. Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus. Paris, Les Éditions de Minuit, 1979
2. Loffeier I. Panser des jambes de bois? La vieillesse, catégorie d’ existence et de travail en maison de retraite. Paris, Puf, 2015
3. Rimbert G. Le chronomètre et le carillon. Temps rationalisé et temps domestique en maison de retraite. Lien social et politique. n°54, p.93-104, 2005
4. Eynard C. Les vieux sont-ils forcément fragiles et vulnérables? Paris, ERES, 2019
5. Guillermard A.-M. Allongement de la vie; quels défis? Quelles politiques? Paris, La Découverte, 2017
6. Bourne D.J. « Pierre Dominicé (2002). L’ histoire de vie comme processus de formation », L’orientation scolaire et professionnelle [Online], 34/3, 2005
7. Troyansky D.G. Old Age in the Old Regime: Image and Experience in Eighteenth-Century France. Ithaca: Cornell University Press, 1989.
la gazette médicale
- Vol. 9
- Ausgabe 3
- Juni 2020