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Consommation d’ alcool et personnes âgées

L’ alcoolisme des seniors au féminin

Ancré dans la société, l’ alcool fait partie intégrante de notre quotidien. La consommation abusive chez les personnes âgées passe encore trop souvent inaperçue, surtout chez les femmes. Certaines femmes développent un alcoolisme tôt dans l’ existence, qui s’ améliore ou se péjore en vieillissant selon leur environnement de vie. D’ autres femmes développent une dépendance à l’ alcool à l’ âge avancé, qui se combine avec une humeur anxio-dépressive et peut entraîner des conséquences dévastatrices.



Une large étude européenne sur la prévalence des troubles psychiatriques à l’ âge avancé a récemment montré que le trouble d’ utilisation de l’ alcool (AUD) est parmi les plus fréquents (1). Selon le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-V), un trouble d’ utilisation de l’ alcool (AUD) est un mode problématique d’ utilisation de l’  alcool qui conduit à une altération du fonctionnement ou une souffrance cliniquement significative, survenant en 12 mois, et témoignant d’ au moins deux des douze symptômes résumés dans le Tableau 1 (APA, 2).
Selon cette étude, 81 % des personnes âgées de 65 à 85 ans rapportent une consommation d’ alcool dans leur vie habituelle. Parmi ces consommateurs, 5.3% (9.1 % à Genève) présentent un AUD développé au cours des 12 derniers mois, et 8.8 % (14.1 % à Genève) un AUD développé plus tôt dans leur vie. Cette entité est cinq fois plus fréquente chez les hommes que chez les femmes, avec une prévalence deux fois plus grande au troisième (65-70 ans) qu’ au quatrième âge (80-85 ans) (1). En effet, plusieurs personnes âgées décèdent des complications somatiques de leur consommation abusive d’ alcool avant d’ atteindre 80-85 ans (maladies cardiaques, démence, chutes).

Une habitude ou un trouble ?

Malgré la forte prévalence et les conséquences néfastes, la consommation d’ alcool reste largement banalisée chez les 55 + ans. Elle permet de maintenir une vie sociale et un réseau amical. Les personnes âgées consomment par habitude et routine avec leur partenaire, des proches ou des amis. Ces habitudes sont souvent la poursuite de patterns de consommation acquis plus tôt dans la vie. Dans ces contextes, la consommation reste en général en-dessous du seuil d’ une consommation à risque selon les critères de l’ OMS (voir Tabl. 2, WHO, 3), à l’ exception de certains évènements sportifs tels que les matchs de foot par exemple, et elle est identifiée comme un choix de vie avec une connotation positive et une adéquation aux normes sociales (4). En miroir, le fait de vivre seul double le risque de développer un trouble d’ utilisation d’ alcool (1). La retraite et le manque de moyens financiers ont un effet ambigu sur la consommation. Ils la favorisent chez certaines personnes, alors qu’ ils la baissent chez d’ autres, à cause de la diminution des rencontres sociales. Kelly et coll. (4) soulignent que la consommation d’ alcool est considérée comme bénéfique par plusieurs personnes âgées, notamment pour les maladies cardiaques, pour soulager les symptômes physiques, ou encore pour se détendre. Les personnes âgées rapportent un certain scepticisme envers les risques potentiels de l’ alcool et les mises en garde de la part des médecins.

Femmes et troubles d’ utilisation d’ alcool

Un effet télescopique de la consommation d’ alcool a été suggéré chez les femmes. Bien qu’ elles commencent à consommer de l’ alcool plus tard dans la vie que les hommes, leur consommation évoluerait plus rapidement d’ une consommation abusive vers une dépendance à l’ alcool en comparaison avec les hommes. Cet effet télescopique a été mis en évidence en Asie, mais n’ a pas pu être reproduit dans d’ autres pays, notamment aux Etats-Unis (5). Au contraire, les normes sociales concernant la consommation d’ alcool chez les femmes ont évolué au cours des siècles. Cette évolution tend à atténuer les différences de genre dans des cohortes plus récentes (5, 6, 7).
A cause des différences relatives au métabolisme de l’ alcool, mais aussi de facteurs psycho-socio-culturels, les femmes sont davantage à risque pour des consommations excessives d’ alcool que les hommes à tout âge. Elles présentent des conséquences physiques, médicales, sociales et psychologiques plus importantes (6, 7). Ainsi, elles présentent plus de maladies cardio-vasculaires et de diabète que les hommes (33 % versus 10 %), après une durée de consommation moins longue et des quantités d’ alcool moins importantes. L’ âge au moment des décès directement causés par la consommation de l’ alcool se situe 24 ans en-dessous de l’ espérance de vie ans pour les femmes, et 15 ans en-dessous pour les hommes (7). Les femmes développent plus rapidement des cirrhoses du foie et souffrent davantage de la neuro-toxicité de l’ alcool que les hommes (6, 8, 9). Une diminution de la substance blanche dans les régions frontales ne diffère pas selon le sexe, or les femmes présentent davantage de lésions de la substance grise contrairement aux hommes, alors même que la quantité d’ alcool consommé est inférieure (10, 11). Les femmes sont plus sensibles aux conséquences neurocomportementales (ralentissement psychomoteur, capacité de conduite) de l’ alcool que les hommes, alors que les hommes sont plus sensibles aux conséquences neurophysiologiques (régulation émotionnelle) que les femmes (7). Cette neuro-toxicité plus élevée chez les femmes a été expliquée par des taux sanguins d’ alcool supérieurs chez les femmes pour une même dose d’ alcool consommé, à cause de leur taille inférieure avec une plus faible proportion de l’ eau corporelle totale, ainsi que d’ une concentration plus faible d’ hormones antidiurétiques au niveau gastro-intestinal, ou encore d’ un métabolisme plus long lors de certaines phases du cycle menstruel (12).

Les troubles d’ utilisation d’ alcool à début tardif

En 1974, Sheldon Zimberg a défini les AUD à début tardif (late-onset) comme un appel à l’ aide contre la solitude, la dépression et le stress lié au vieillissement, et depuis plusieurs auteurs ont exploré ce point de vue. Selon une révision de la littérature, jusqu’ à 1 / 3 des AUD ont commencé après l’ âge de 65 ans (13, 14). Les personnes ont recours à l’ utilisation de l’ alcool pour affronter les événements de vie douloureux dès l’ âge de 50 ans (solitude, deuil, pertes, maladie somatique, influence des pairs). Dans ces situations, la consommation d’ alcool tend à être excessive, non maîtrisée ou en cachette. Les personnes concernées mettent fréquemment en place des stratégies de consommation contrôlée (p.ex. éviter de boire durant la journée ou que pendant les repas) et tendent à faire appel à l’ aide à leur médecin traitant en cas de besoin (4).
La spécificité des AUD à début tardif a été surtout étudiée dans des populations masculines. Ces AUD touchent des hommes avec un niveau socio-économique plus élevé, et sont décrits comme moins sévères, moins diagnostiqués, moins traités, et moins dérangeants socialement, que les AUD à début plus précoce. Ils sont classiquement déclenchés par des événements de vie stressants. La consommation d’ alcool est initialement utilisée pour soulager des affects négatifs, les insomnies, les douleurs ou pour réussir à gérer des situations douloureuses. Environ un quart des personnes évolue vers un AUD (14, 15, 16). Les personnes concernées présentent une thymie dépressive, une baisse de l’ estime de soi et un accès facilité à l’ alcool. Elles sont adressées pour une aide médicale en partie sur ordonnance pénale, par exemple suite à un retrait de permis (17). A noter que selon des évaluations neuropsychologiques les AUD à début tardif sont associés à des atteintes cognitives (flexibilité mentale, inhibition, attention, mémoire de travail) aussi importantes que des personnes qui ont commencé à consommer plus précocement, soulignant la vulnérabilité du cerveau vieillissement face aux effets toxiques de l’ alcool (18).
L’ absence d’ études sur les populations féminines constitue un manque flagrant. En effet, alors que moins d’ un tiers des hommes présentent un début tardif (40-60 ans selon les auteurs) de leur trouble d’ utilisation d’ alcool, 50 % des femmes entrent dans cette catégorie (19). Les femmes qui présentent un AUD à début tardif présentent un tableau clinique spécifique. Elles sont décrites comme utilisant l’ alcool de manière conjointe à des traitements psychopharmacologiques pour soigner une humeur anxio-dépressive, avec un risque d’ interaction entre les substances et de croisement des addictions. Dans une étude sur 6000 personnes âgées de 63.3 ans (9.0), la consommation d’ alcool était associée au risque de développer et maintenir une thymie anxio-dépressive exclusivement pour les femmes, et non pas pour les hommes (20). Ces auteurs émettent l’ hypothèse d’ une activation plus intense de l’ axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien (HPA ou axe du stress) chez les femmes, induite par la combinaison de l’ humeur dépressive, des comportements de consommation, et des changements hormonaux liés au vieillissement (7, 20).
A l’ âge avancé, les femmes tendent à boire en solitaire, ou alors à consommer de l’ alcool sous la pression de leur époux consommateur. Elles affrontent des défis et risques particuliers qui les diffèrent des hommes : ménopause, veuvage, perte du rôle maternel (syndrome du nid vide), et cancer du sein (6). Elles se sentent facilement stigmatisées et tendent peu à faire appel à une aide médicale spécialisée pour leurs consommations abusives d’ alcool (21). Les troubles d’ utilisation d’ alcool chez les femmes âgées sont par conséquent sous-diagnostiqués et sous-traités. Cependant, pour les personnes qui décident de consulter, les résultats peuvent être favorables (21).

Conclusion

Une meilleure compréhension des populations cliniques cibles, à savoir des personnes âgées qui présentent un AUD à début tardif, et notamment les femmes, représentent une population clinique spécifique. Le déni et la honte des patients d’ un côté et le manque de connaissance de cette problématique chez les professionnels de la santé mentale de l’ autre côté renforcent le risque d’ une prise en charge inadéquate.

Kerstin Weber, PhD en psychologie

Service des mesures institutionnelles

Direction médicale et qualité
Hôpitaux universitaires de Genève
Avenue Rosemont 12b
1208 Genève

kerstin.weber@hcuge.ch

Pr Panteleimon Giannakopoulos

Service des mesures institutionnelles

Direction médicale et qualité
Hôpitaux universitaires de Genève
Avenue Rosemont 12b
1208 Genève

panteleimon.giannakopoulos@hcuge.ch

Les auteurs n’ ont déclaré aucun conflit d’ intérêts en relation avec cet article.

  • La consommation d’alcool chez les seniors comporte fréquemment une connotation positive, avec une banalisation des risques pour la santé.
  • La majorité des études sur les syndromes de dépendance à l’alcool à début tardif ont été réalisées dans des populations masculines.
  • Les femmes âgées combinent l’utilisation d’alcool avec les traitements médicamenteux pour soigner leur humeur dépressive, avec un risque d’interaction entre les substances et de croisement des addictions.

1. Muñoz M, Ausín B, Santos-Olmo AB, et al. Alcohol use, abuse and dependence in an older European population: Results from the MentDis_ICF65+ study. PLoS One. 2018. doi:10.1371/journal.pone.0196574
2. American Psychiatric Association. Diagnostic and statistical manual of mental disorders (5th ed.) (DSM-5). Washington, DC, 2013.
3. World Health Organization. International guide for monitoring alcohol consumption and related harm. World Health Organization, 2000.
4. Kelly S, Olanrewaju O, Cowan A, Brayne C, Lafortune L. Alcohol and older people: A systematic review of barriers, facilitators and context of drinking in older people and implications for intervention design. PLoS One. 2018. doi:10.1371/journal.pone.0191189
5. Keyes KM, Martins SS, Blanco C, Hasin DS. Telescoping and gender differences in alcohol dependence: New evidence from two national surveys. Am J Psychiatry. 2010. doi:10.1176/appi.ajp.2009.09081161
6. Epstein, E.E., Fischer-Elber, K. Al-Otaiba, Z. (2007). Women, aging, and alcohol use disorders. J Women Aging, 19(1-2):31-48.
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9. Carvalho AF, Stubbs B, Maes M, et al. Different patterns of alcohol consumption and the incidence and persistence of depressive and anxiety symptoms among older adults in Ireland: A prospective community-based study. J Affect Disord. 2018. doi:10.1016/j.jad.2018.06.041
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19. Cowart ME, Sutherland M. Late-life drinking among women. Geriatr Nurs (Minneap). 1998. doi:10.1016/S0197-4572(98)90155-0
20. Carvalho AF, Stubbs B, Maes M, et al. Different patterns of alcohol consumption and the incidence and persistence of depressive and anxiety symptoms among older adults in Ireland: A prospective community-based study. J Affect Disord. 2018. doi:10.1016/j.jad.2018.06.041
21. Dauber H, Pogarell O, Kraus L, Braun B. Older adults in treatment for alcohol use disorders: Service utilisation, patient characteristics and treatment outcomes. Subst Abus Treat Prev Policy. 2018. doi:10.1186/s13011-018-0176-z