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Parler des douleurs chroniques à l’âge avancé

Cette étude a investigué les pratiques de communication de personnes âgées souffrant de douleurs chroniques, par le biais d’   entretiens individuels et de focus groups. L’    expression des douleurs chroniques survient surtout dans les entourages socio-médical, familial et amical. Certains facteurs, tels que la banalisation, l’   âgisme et le stoïcisme, peuvent empêcher la thématisation des douleurs. Pour optimiser les pratiques cliniques, il s’   agit, pour les professionnels de la santé, d’   avoir un regard réflexif sur leurs échanges avec les patients âgés souffrant de douleurs chroniques et de mobiliser adroitement le réseau de ces derniers sans toutefois l’   épuiser.



This study used interviews and focus groups to explore elderly people’   s communicative practices about their chronic pain. Chronic pain is mainly expressed with health professionals, family members and friends. The thematization of chronic pain is often difficult due to phenomena such as pain banalization, agism and stoicism. Clinicians could enhance their practice by developing a self-reflective stance toward their interactions with elderly patients and by a skillful mobilization of their network without exhausting its members.
Key words: communication ; âge avancé ; douleurs chroniques ; recherche qualitative

Avec qui les personnes âgées parlent-elles de leurs douleurs chroniques ? Et pourquoi privilégient-elles certains interlocuteurs plutôt que d’ autres ? Voilà deux questions essentielles pour tout soignant souhaitant tenir compte du réseau social de ses patients dans son accompagnement thérapeutique.

Les douleurs chroniques – définies comme « une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable associée à, ou ressemblant à celle associée à, une lésion tissulaire réelle ou potentielle » (1) – réduisent la qualité de vie de nombreuses personnes âgées, tant au plan fonctionnel que relationnel (2, 3, 4). S’ il est admis qu’ une bonne gestion de la communication dans l’ entourage des personnes âgées souffrant de douleurs chroniques peut contribuer à réduire les effets délétères d’ un tel état de santé (5, 6), les données scientifiques tenant compte des expériences vécues par la population concernée restent limitées. Pour combler cette lacune, a été menée entre octobre 2019 et mars 2022 au Centre Hospitalier Universitaire Vaudois une étude interdisciplinaire sur la thématisation des douleurs chroniques et de leur traitement au sein des réseaux de communication des personnes âgées (7).

Financée par le Fonds National Suisse (10001C_179292), cette recherche s’ est basée sur un protocole de recherche original permettant, sur la base d’ entretiens semi-directifs avec une cinquantaine de personnes âgées, de documenter à la fois les pratiques de communication des personnes âgées et la structure de leur réseau social. À ces entretiens s’ est ajouté la réalisation de focus groups intégrant d’ autres populations concernées par les douleurs chroniques des personnes âgées (proches aidants, soignants, décideurs institutionnels et politiques). L’ ensemble des données collectées a été analysé en combinant analyse du contenu et analyse du discours (8). Cette multi-méthode a permis de mettre en évidence les types d’ interlocuteurs avec lesquels les personnes âgées évoquent la thématique des douleurs chroniques, les paramètres facilitant ou inhibant cette thématisation ainsi que les recommandations les plus à même d’ améliorer le quotidien des personnes âgées souffrant de douleurs chroniques (9, 10, 7). Les paragraphes suivants font la synthèse, nécessairement incomplète, des travaux menés dans le cadre de cette recherche.

Interlocuteurs

Les réseaux de communication des personnes âgées souffrant de douleurs chroniques présentent des tailles variables, allant d’ un seul interlocuteur récurrent à plus d’ une trentaine. Quelle qu’ en soit la taille, les personnes âgées soulignent souvent la réduction progressive de leur réseau. Plusieurs paramètres expliquent cette variation, parmi lesquels le vieillissement de l’ entourage amical et familial, la diminution de la mobilité et des capacités perceptives (surdité, notamment) et la difficulté à faire usage des technologies numériques.
Les personnes âgées s’ orientent principalement vers trois domaines de la vie sociale quand il s’ agit de décrire les interlocuteurs avec lesquels ils thématisent leurs douleurs chroniques : le monde socio-médical (médecins, infirmières, etc.), le monde familial (partenaire, enfants, etc.) et le monde amical.

Les personnes interrogées considèrent généralement les membres des corps médicaux et paramédicaux comme les interlocuteurs évidents pour traiter de cette thématique. Si l’ empathie et la disponibilité temporelle de la part du personnel de santé sont des facteurs facilitant la communication, celle-ci peut se trouver empêchée par une trop forte technicisation de l’ évaluation de la douleur (utilisation récurrente d’ échelles) et la peur de subir les conséquences de préjugés âgistes (banalisation de la douleur à l’ âge avancé, infantilisation des personnes âgées).
Même si le personnel de santé est présenté comme un interlocuteur de première importance, c’ est avec les membres de la famille nucléaire que les personnes âgées thématisent le plus souvent la question des douleurs chroniques : leur partenaire et leurs enfants, et parmi ceux-ci en général leur(s) fille(s). Cette tendance à privilégier les enfants comme interlocuteurs à propos de cette thématique se voit infléchie dès lors que les personnes âgées ont l’ impression que leurs difficultés de santé pourraient mettre en danger leur autonomie.

Il apparaît que la famille n’ est pas le seul répertoire d’ interlocuteurs des personnes âgées à propos de cette thématique, puisque le réseau amical, même s’ il tend à se réduire fortement au fil des années, s’ offre comme un lieu dans lequel il est possible de trouver un fort soutien émotionnel. Les interlocuteurs provenant du cercle amical partagent souvent les mêmes conditions d’ existence que les personnes interrogées dans l’ étude (âge et douleurs chroniques, notamment) et sont ainsi capable d’ une grande capacité d’ écoute et de compréhension. Les données montrent par ailleurs que la vie en institution est rarement pourvoyeuse de nouveaux interlocuteurs, du fait de difficultés perceptuelles et cognitives.

Le monde des services (par exemple, le coiffeur) n’ apparaît quasiment pas dans nos données. Quant au voisinage (voisins, concierge), il semble essentiel pour apporter une aide pratique ponctuelle et des opportunités d’ interactions sociales. Dans ces situations, la thématisation des douleurs n’ a, toutefois, qu’ exceptionnellement sa place et sous la forme d’ évocations superficielles.

Inhibiteurs à la communication des douleurs chroniques

Par-delà les types d’ interlocuteurs avec lesquels les personnes âgées parlent de leur douleurs chroniques, les données ont révélé cinq types de facteurs inhibant fortement la communication : le stoïcisme ; le fatalisme, l’ âgisme ambiant, l’ inadéquation contextuelle et la crainte pour son autonomie. Ces facteurs peuvent être liés à des barrières personnelles présentes chez les participants comme à des comportements que les personnes âgées observent chez leurs interlocuteurs.

Le stoïcisme réfère à la propension de nos participants à vouloir proscrire toute plainte et à souffrir en silence : « L’éducation, ça fait tout (…) j’ avais un père qui était dur, une mère qui était dure (…) on se plaint pas, on pleure pas, on dit pas qu’ on a mal » (participante, 75 ans). Ce tabou linguistique, tel qu’ il émerge de nos données, semble être une caractéristique générationnelle, produit d’ une socialisation langagière partagée tant par les femmes que les hommes. Au stoïcisme s’ ajoute un certain fatalisme, qui voit dans les douleurs chroniques une conséquence naturelle du vieillissement : « L’ épaule, c’ est du vieillissement, donc il y a pas de raison que j’ en parle tout le temps » (participante, 85 ans). Cette banalisation de la douleur va de pair avec sa mise sous silence et fait écho un âgisme ambiant enjoignant les personnes âgées à accepter et taire leurs douleurs si elles n’ empêchent pas une certaine autonomie fonctionnelle : « Et pis mon médecin il me dit: ‘mais enfin madame, vous avez 84 ans, vous croyez quoi (…) vous pouvez encore faire votre ménage, vous faites vos commissions, et tout, alors soyez contente’ » (participante, 84 ans). Plus généralement, les personnes âgées perçoivent bien l’ inadéquation contextuelle souvent associée à la thématisation des douleurs chroniques : « Ils ont autre chose à faire que d’ écouter mes jérémiades » (participante, 89 ans). Face à des interlocuteurs qu’ elles perçoivent souvent comme pressés par le temps (tant dans le monde médical que familial), elles veulent éviter de passer pour des personnes plaintives, ressassant presque obsessionnellement leurs difficultés. Enfin, la mise sous silence des douleurs chroniques est parfois motivée par une crainte pour son autonomie, qui fait de la santé en général une thématique extrêmement délicate à aborder pour les personnes âgées :
« vu mon âge, s’il m’arrive le moindre pépin, je pense qu’on va me dire: ‘votre permis, vous l’avez plus’ . Et ça, ce serait une catastrophe » (participante, 75 ans). La thématisation des douleurs chroniques prend ainsi place dans une situation où les personnes ont peur de voir se réduire leur champ d’ action et de décision.

Implication pour la pratique

Les résultats des analyses des entretiens avec les personnes âgées associées aux conclusions tirées des focus groups ont conduit à la formulation d’ une série de recommandations à l’ égard de divers publics : personnes âgées, proches (aidants), personnel de santé et société civile (7). Deux recommandations s’ avèrent essentielles pour la pratique clinique :
– Faire un examen critique de ses façons d’ échanger avec les personnes âgées à propos des douleurs chroniques (éviter l’ âgisme sans sous-estimer les vertus d’ un certain stoïcisme ; développer avec les patients un vocabulaire commun autour du ressenti douloureux) ;
– Impliquer avec précaution le réseau de communication de ses patients (identifier les personnes ressources, non seulement dans le cercle familial mais aussi amical ; veiller à éviter de surcharger les proches, notamment en permettant la thématisation de la douleur dans le cadre de la consultation).

La mise sous silence des douleurs chroniques n’ est pas une fatalité à l’ âge avancé, mais ceci ne signifie pas qu’ il faille absolument en faire une thématique omniprésente dans le quotidien des personnes concernées.

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Dr Gilles Merminod 1
Msc Imane Semlali 2
Dr Orest Weber 2
Dr Eve Rubli Truchard 2
Ma Anamaria Terrier 1
Pr Isabelle Decosterd 2
Pr Pascal Singy 1,2
1 Université de Lausanne
2 Centre Hospitalier Universitaire Vaudois

Dr Gilles Merminod

Université de Lausanne

Pr Pascal Singy

– Université de Lausanne
– Centre Hospitalier Universitaire Vaudois

Les auteurs n’ ont pas déclaré de conflits d’ intérêts en rapport avec cet article.

◆ Si l’    entourage médical et familial proche offre aux personnes âgées un environnement privilégié pour parler de leurs douleurs chroniques, les amis sont également cruciaux, notamment pour leur soutien émotionnel. La banalisation parfois âgiste des douleurs des aînés et le stoïcisme très répandu parmi les 3èmes et 4èmes âges actuels sont des facteurs inhibiteurs essentiels de l’    expression des vécus douloureux. Dans le travail clinique, la réflexivité est de mise, pour permettre d’    éviter des blocages communicationnels superflus tout en respectant le besoin des aînés de ne pas faire de leurs douleurs chroniques une thématique prenant trop de place.

1. Raja SN, Carr DB, Cohen M. et al. The revised International Association for the Study of Pain definition of pain: concepts, challenges, and compromises. Pain 2020;161(9):1976-1982. doi: 10.1097/j.pain.0000000000001939. PMID: 32694387; PMCID: PMC7680716.
2. Larsson C, Hansson E, Sundquist U. Chronic pain in older adults: prevalence, incidence, and risk factors. Scandinavian Journal of Rheumatology 2017;46:317–25.
3. Rastogi R, Meek B. Management of chronic pain in elderly, frail patients: finding a suitable, personalized method of control. Clin Interv Aging 2013;8:37–46.
4. Stubbs B, Schofield P, Patchay S. Mobility limitations and fall-related factors contribute to the reduced health-related quality of life in older adults with chronic musculoskeletal pain. Pain Practice 2016;16:80–89.
5. Clarke A, Anthony G, Gray D, Jones D, McNamee P, Schofield Pet al. “I feel so stupid because I can’    t give a proper answer…” How older adults describe chronic pain: a qualitative study. BMC Geriatrics 2012;12:78. doi: 10.1186/1471-2318-12-78
6. Stewart M. Developing your communication toolkit: a practical guide for healthcare professionals. Pain-E-Book: A textbook for health professionals 2022;21.
7. Singy P, Merminod G, Weber O, Semlali I, Terrier A, Decosterd I & Rubli Truchard E. Les douleurs chroniques à l’    âge avancé: en parler ou non ? 2023 Lausanne: BIL.
8. Merminod G, Weber O, Vaucher C, Semlali I, Terrier A, Decosterd I, Rubli Truchard E & Singy P. Communication about chronic pain in older persons’     social networks: study protocol of a qualitative approach. Frontiers in Public Health 2021;9. doi: 10.3389/fpubh.2021.764584.
9. Merminod G, Weber O, Semlali I, Terrier A, Decosterd I, Rubli Truchard E & Singy P. Talking about chronic pain in family settings: a glimpse of older persons’     everyday realities. BMC Geriatrics 2022;22(1). doi: 10.1186/s12877-022-03058-8
10. Semlali I, Merminod G, Weber O, Terrier A, Decosterd I, Rubli Truchard E & Singy P. Friendship in later life: How friends are significant resources in older persons’     communication about chronic pain. International Journal of Environmental Research and Public Health 2022;19. doi: 10.3390/ijerph19095551.

la gazette médicale

  • Vol. 12
  • Ausgabe 7
  • Dezember 2023