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Suicide des personnes âgées, exploration et accompagnement

Le risque est grand de minimiser le potentiel suicidaire des patients âgés en adhérant à une vision du monde selon laquelle, à partir d’ un certain âge, la vie ne vaudrait plus la peine d’être vécue. Vision souvent véhiculée par les patients eux-mêmes. Il s’ agit donc de questionner les idées de mort, tout en gardant à l’ esprit les indicateurs d’ un risque suicidaire et les circonstances augmentant ce risque.



There is a great risk of minimising the suicidal potential of elderly patients by adhering to a world view that, after a certain age, life is no longer worth living. Indeed this view is often conveyed by the patients themselves. It is therefore necessary to question the thoughts of death, while keeping in mind the indications of a suicidal risk and the circumstances that increase this risk.
Key Words: suicidal risk/potential, elderly patients

Spécificité du suicide chez la personne âgée

En Suisse, selon les données statistiques de l’ OFS publiées dans le bulletin de l’ observatoire suisse de la santé, le taux de suicides aboutis est nettement plus élevé chez les personnes âgées que dans les autres tranches d’ âge (1) bien qu’ il n’ y ait pas de différences significatives en ce qui concerne le taux de tentatives de suicides. Cette différence est encore plus marquée chez les hommes que chez les femmes (2). Ces statistiques ne tiennent pas compte des situations dites de suicide passif où la personne âgée se laisse mourir (3) ni des suicides assistés. Le fort taux de mortalité lié au suicide dans la population âgée s’ explique par une plus grande fragilité somatique ainsi qu’ une forte intentionnalité qui conduit à des tentatives de suicide planifiées et potentiellement plus dangereuses (4, 5).

Le suicide peut se comprendre commme une tentative de trouver une solution, un moyen de quitter une situation face à laquelle on ne voit pas d’ issue. Certains auteurs (6, 7) le décrivent comme un mode automatique dans lequel l’ individu en proie aux idées suicidaires se coupe de la réalité qui l’ environne, perdant de vue les alternatives au geste suicidaire. Il s’ agit bien d’ un état psychique altéré qui se distingue d’ un processus d’ intégration d’ une étape de vie.

Parler de la mort, évoquer la finitude de la vie fait partie des questionnements liés au vieillissement et se retrouve dans la clinique du patient âgé. Dès lors, il peut être compliqué pour les professionnels de distinguer ce qui relève d’ une normalité (penser la mort et s’ interroger sur la fin de vie) de ce qui relève de l’ expression d’ un mal-être (vouloir en finir avec la vie) et doit être pris en charge spécifiquement.

Exploration du processus suicidaire

L’ exploration du processus est un travail complexe et qui nécessite de prendre du temps. Bien qu’ on puisse craindre, selon une idée reçue, qu’ évaluer les idées suicidaires incite à un passage à l’ acte, les recherches montrent que ce n’ est pas le cas (8). Selon le formulaire UDR proposé par le Groupe Romand de Prévention du Suicide, il s’ agit d’ explorer et tenir compte de trois dimensions (9) : l’ urgence, le danger et les risques.

Urgence et danger

Lorsque qu’ un ou plusieurs signes laissent entrevoir un risque suicidaire, il est important de discuter avec le patient pour construire une compréhension commune de ce qui fait crise à ce moment-là pour lui (10). Cela permet de rencontrer la personne et d’ évaluer l’ urgence d’ une intervention, en partant de la situation présente puis en remontant dans le temps pour aller explorer les idées suicidaires récentes (deux derniers mois), puis plus anciennes. L’ évaluation du danger nécessite de questionner si un plan suicidaire a été élaboré, des moyens imaginés et l’ accessibilité des moyens. Dans la mesure du possible, les moyens à disposition seront éloignés (restitution des armes à feu, limitation des médicaments au domicile, autres).

Signaux d’ alerte

Le suicide est fortement corrélé à la présence d’ une maladie psychiatrique, en particulier la dépression (11). Ici aussi, il s’ agit de ne pas banaliser des symptômes dépressifs que l’ on considérerait à tort comme normaux à un certain âge et de les évaluer en détails. Certains changements de comportement peuvent être le signe d’ une dépression ou indiquer un processus suicidaire débutant. Il est notamment question des attitudes s’ apparentant à un désinvestissement des activités (arrêt d’ activités jusque-là source de plaisir) et un évitement de l’ autre (repli social) (3). L’ évocation de démarches pour un suicide assisté (!) doit également inciter à évaluer la présence d’ une dépression sous-jacente (11).

Les symptômes de dépression s’ expriment souvent sous forme de plaintes somatiques chez les patients de cet âge. Dès lors, les plaintes somatiques récurrentes (maux de dos, crampes d’ estomac, problèmes de transit) ou sans causes objectivées ainsi que les douleurs résistant aux traitements médicamenteux doivent alerter en tant qu’ indice de dépression sous-jacente. Relevons également que la dépression à l’ âge avancé peut prendre, en particulier chez les hommes, la forme d’ une irritabilité et d’ une tolérance amoindrie (11).

Il peut être utile d’ utiliser une échelle de la dépression (12, 13) pour investiguer la symptomatologie dépressive du patient et, éventuellement, suivre son évolution. Au-delà de chiffrer le niveau de dépression, ces échelles peuvent être l’ occasion d’ ouvrir la discussion sur ces points et encourager le patient à exprimer un mal-être. Même en l’ absence d’ un risque suicidaire, la présence d’ une dépression nécessite une prise en charge adaptée.

Différents indices sont à retenir comme signaux d’ alerte (5) nécessitant l’ exploration du processus suicidaire :
– Expression verbale d’ un désespoir (sentiment d’ être un fardeau, souhait de mourir)
– Comportements ayant une valence autodestructrice (arrêt des médicaments, refus de l’ alimentation)
– Changement comportemental (régler ses affaires, préparer son enterrement, ruptures relationnelles)
– Survenue d’ un événement ayant valeur de facteur précipitant

Facteurs de risque

Facteurs précipitants
En lien avec les risques épidémiologiques développés ci-dessous, plusieurs circonstances peuvent être des déclencheurs d’ un passage à l’ acte, parce qu’ elles confrontent directement aux pertes vécues par l’ adulte âgé : décès d’ un proche, annonce d’ un diagnostic de démence, retrait du permis de conduire, placement. Il s’ agit également de tenir compte de la situation des proches aidants au moment du placement du proche aidé, tout particulièrement pour les conjoints (14). En effet, alors que le placement est un soulagement du point de vue de la charge de travail auprès de son proche, il peut être vécu comme un échec (ne pas avoir pu prendre soin de l’ autre jusqu’ au bout à domicile), une perte de rôle, voire une perte du sens de la vie. D’ autres circonstances moins facilement identifiables sont également des facteurs précipitants, tels que des conflits avec les enfants, l’ absence de personnes ressources (ami hospitalisé, concierge absent etc.) car ils diminuent l’ étayage de la personne âgée et la renvoient à un sentiment de dépendance ou d’ isolement.

Risques épidémiologiques
L’ âge avancé représente un risque épidémiologique en soi, cette période de vie étant marquée par de nombreuses pertes aussi bien internes (perte de ses propres compétences) qu’ externes (perte de l’ étayage social). De plus, certaines pertes peuvent en précipiter d’ autres (perte des facultés cognitives qui induit la perte de l’ autonomie qui induit le placement en EMS).

Le fait d’ avoir vécu des traumas dans le parcours de vie (maltraitance, abus, guerre) rend plus susceptible un passage à l’ acte à l’ âge avancé, la capacité à refouler ces événements diminuant avec l’ âge (15). Les personnes ayant fait un passage à l’ acte sont particulièrement à risque d’ une nouvelle tentative de suicide dans les deux ans qui suivent (16). Chaque tentative de suicide augmente le risque d’ une nouvelle tentative de suicide ainsi que sa dangerosité, de même que les scénarios suicidaires passés. Il s’ agit donc d’ être attentifs aux patients ayant une histoire de passage à l’ acte en gardant à l’ esprit que certaines tentatives de suicides ont l’ apparence d’ un accident (prise excessive d’ un médicament, mauvaise chute) et peuvent être difficiles à cerner.

Attitudes

L’ hospitalisation en milieu psychiatrique est souvent recommandée en cas de projet suicidaire défini pour des patients présentant une dépression sévère. Lorsque le processus suicidaire n’ est pas trop engagé, une prise en charge ambulatoire peut être proposée à condition q s ayant fait une tentative de suicide, le risque de récidive est élevé et doit être pris en compte pour la mise en place de mesures adaptées. Ce contexte de crise peut être une opportunité de proposer un accompagnement thérapeutique jusque-là refusé. Par ailleurs, plusieurs centres psychiatriques en Suisse proposent une intervention psychothérapeutique brève (Attempted Suicide Short Intervention Program (17) dont l’ objectif est très précisément la prévention d’ une récidive et qui est proposée en complément à la prise en charge des patients ayant fait un premier passage à l’ acte.
Enfin, la prise en charge psychiatrique du patient suicidaire âgé tiendra compte des facteurs déclencheurs de manière à réduire le risque (5). Elle sera assortie d’ un accompagnement psychosocial ou d’ autres mesures utiles comme la fréquentation d’ un centre d’ accueil de jour pour réduire le sentiment d’ isolement et de solitude.

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Psychologue Romaine Dukes

Psychologue associée
Service Universitaire de Psychiatrie de l’ Age Avancé au SUPAA
Mont-Paisible 16
1011 Lausanne

Romaine.Dukes@chuv.ch

Dre Anne-Laure Serra

Médecin associée
Service Universitaire de Psychiatrie de l’ Age Avancé
Mont-Paisible 16
1011 Lausanne

Les auteurs n’ ont pas déclaré de conflits d’ intérêt en relation avec cet article.

◆ Parler de la mort fait partie de la clinique de la personne âgée.
◆ La dépression et les intentions suicidaires des personnes âgées ne doivent pas être minimisées.
◆ Il est important d’intégrer les aspects médicaux et les aspects sociaux dans la prise en charges des patients âgés suicidaires.

1. Peter C. et Tuch, A. Pensées suicidaires et tentatives de suicide dans la population suisse. Obsan Bulletin 7/2019, 2019.
2. https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/sante/etat-sante/mortalite-causes-deces/specifiques.html
3. Charazac-Brunel M. Le suicide des personnes âgées. Erès, 2014
4. Conwell Y., Duberstein P. R., Cox C. et al. Age differences in behaviors leading to completed suicide. The American Journal of Geriatric Psychiatry, 1998, vol. 6, no 2, p. 122-126.
5. Lavigne-Pley C. Le suicide chez les personnes âgées. Canadian Journal of
Community Mental Health, 2009, vol. 6, no 1, p. 57-77.
6. Michaud L., Bonsack C., Dorogi Y. et al. Prévention du suicide : rencontrer,
évaluer, intervenir. Médecine et hygiène, 2017.
7. Rudd M. D. et Brown G. K. A cognitive theory of suicide: Building hope in
treatment and strengthening the therapeutic relationship, 2011.
8. Dorogi Y., Michaud, L. et Saillant, S. Comment parler du suicide et évaluer la situation? in Michaud L., Bonsack C., Dorogi Y. et al. Prévention du suicide:
rencontrer, évaluer, intervenir. Médecine et hygiène, 2017.
9. Dorogi Y., Saillant S. et Michaud L. Les enjeux de la rencontre avec la personne suicidaire – Apports du Groupe romand prévention suicide (GRPS), Rev Med Suisse, 2019/643 (Vol.5), p. 644–649.
10. Serra A.-L., Mendez M. et Ducraux, D. La personne âgée suicidaire in Michaud L., Bonsack C., Dorogi Y. et al. Prévention du suicide: rencontrer, évaluer, intervenir. Médecine et hygiène, 2017.
11. Minder J., Ajdacic-Gross V. et Hepp U. Suicide de la personne âgée. In: Forum Médical Suisse. EMH Media, 2018. p. 230-235.
12. Kok R. M. et Reynolds C. F. Management of depression in older adults: a review. Jama, 2017, vol. 317, no 20, p. 2114-2122.
13. Pocklington C, Gilbody S, Manea L, McMillan D. The diagnostic accuracy of brief versions of the Geriatric Depression Scale: a systematic review and meta-analysis. Int J Geriatr Psychiatry. 2016;31(8): 837-857.
14. Schulz R., Belle S. H., Czaja, S. J. et al. Long-term care placement of dementia
patients and caregiver health and well-being. Jama, 2004, vol. 292, no 8, p. 961-967.
15. Balard F. Convoquer le traumatisme pour expliquer le suicide des personnes âgées. Etudes sur la mort, 2021, no 1, p. 155-170.
16. Beautrais A. L. Further suicidal behavior among medically serious suicide attempters. Suicide and Life-Threatening Behavior, 2004, vol. 34, no 1, p. 1-11.
17. Keller R., Saillant S., Gysin-Maillart A., Michaud L. ASSIP : nouvelle modalité thérapeutique après un geste suicidaire, Rev Med Suisse, 2021/751 (Vol.7),
p. 1602–1605.